Ce n’est pas de la science-fiction. Le dossier électronique du patient (DEP), qui existe déjà dans le canton de Genève, se généralisera le 15 avril prochain en Suisse. A partir de cette date, chaque patient pourra ouvrir, s’il le souhaite, un classeur de santé personnel.
Du généraliste à ses proches, libre à lui de décider à qui il en confie les clés et s’il souhaite cacher certains documents. Seuls les services d’urgence sont autorisés à consulter ces informations sans codes d’accès. Elles seront accessibles en ligne depuis tous les supports: ordinateur, tablette ou smartphone.
Les hôpitaux et les cliniques seront tenus de participer au projet et de reporter toutes les données constituées sur le patient. En 2022 viendra le tour des établissements médicaux sociaux et des maisons de naissance. Les médecins ne sont, en revanche, pas encore obligés de participer au projet.
Dans le domaine de la santé, l’entrée en vigueur de la Loi sur le dossier électronique du patient est une petite révolution. En autorisant les patients à regarder par-dessus l’épaule de leur praticien, en donnant à tous les spécialistes une vue d’ensemble sur l’historique du traitement, elle bouleverse les scénarios bien rodés qui se jouent chaque jour en consultation.
A l’heure actuelle, les soins sont encore cloisonnés et le patient n’a pas accès aux informations, pourtant essentielles, qui le concernent de près. L’année 2020 marque ainsi le début d’un gros chantier qui risque bien de durer pendant toute la décennie: nous avons pris le pouls des principaux acteurs pour en mesurer les enjeux.
1. Mosaïque helvétique
Sur le plan suisse, le projet est coordonné par www.e-health-suisse.ch mais les cantons ont choisi librement leur plateforme. En Suisse romande, Genève a joué un rôle précurseur en introduisant mondossiermedical.ch en 2008 déjà et 45 000 patients participent à la démarche. Les cantons de Fribourg, Vaud, du Jura et du Valais rejoindront le bout du lac pour former la plateforme romande cara.ch.
Quant au canton de Neuchâtel, il a opté pour une approche impliquant dès le début du projet tous les acteurs de la santé (médecins, centre de soins, pharmaciens et patients) avec cybersanteneuchatel.ch. «Nous avons privilégié cette approche pour améliorer l’acceptation du DEP dans tous les secteurs», explique Jean-Gabriel Jeannot, médecin généraliste qui a participé à la mise sur pied du DEP dans ce canton, et collaborateur de Ma Santé.
Le canton de Berne fait de son côté équipe avec Zurich sur xsana.ch. Le site sera traduit en français pour les habitants du Jura bernois d’ici au mois d’avril.
2. Patients: s’approprier le traitement
La Fédération suisse des patients applaudit des deux mains l’arrivée du DEP par la voix de son vice-président Simon Zurich. «Ce nouvel outil permettra une approche coordonnée entre tous les intervenants.» L’échange d’informations améliorera la prise en charge des maladies chroniques et évitera la prescription de médicaments incompatibles. En consultant l’historique des soins et le parcours de santé du malade, les médecins n’auront pas besoin de répéter des examens invasifs et coûteux: les patients ont vraiment tout à y gagner!
L’ouverture du DEP sera gratuite et il suffira d’une connexion internet pour le consulter. Des processus de certification sont en cours pour garantir une imperméabilité totale des données.
Voilà pour la forme. Sur le fond, la lecture d’un dossier médical n’est en revanche pas toujours facile, car elle implique des connaissances que tout le monde n’a pas forcément. Comment interpréter un résultat d’analyses? Et c’est sans parler de la brutalité de certains diagnostics.
Consciente du problème, la Fédération suisse des patients travaille à la mise sur pied de séances d’information et à la formation des patients. «Le DEP n’est pas une fin en soi, c’est un outil de travail», relève Simon Zurich. Pour en tirer parti, il faudra que les patients puissent avoir une personne compétente de confiance à leurs côtés, qui soit à même de répondre à leurs questions en cas de doute ou de problème. Les associations de patients entendent jouer ce rôle. «Pendant la consultation, le patient est souvent tendu et il est impossible pour lui de tout retenir. En voyant les choses par écrit, il comprendra de quoi il souffre et s’appropriera mieux le traitement», renchérit le Dr Jean-Gabriel Jeannot.
3. Convaincre les médecins
«Le praticien offrira des soins de qualité s’il peut prendre connaissance du travail déjà réalisé. Il a beaucoup à gagner de cette nouvelle relation thérapeutique», fait encore valoir Jean-Gabriel Jeannot, qui ne cache pas son enthousiasme. La FMH approuve également le projet dans les grandes lignes. Elle encourage sa diffusion, sans cacher toutefois quelques réserves.
Premier écueil: qui dit DEP dit gestion informatisée, ce qui est loin d’être le cas de tous les cabinets. Selon le baromètre annuel de la cybersanté, près de 70% avaient fait le pas en 2019. L’âge joue un rôle décisif d’après une autre enquête, puisque la quasi-totalité (95%) des praticiens de moins de 45 ans travaillent déjà à l’écran. L’OFSP précise que 46% des médecins généralistes prévoient de se raccorder au DEP dans les prochaines années. Pour les plus âgés en revanche, la partie est loin d’être gagnée. Selon une récente étude, la Suisse est à la traîne dans ce domaine en comparaison mondiale. Et c’est sans parler du travail administratif supplémentaire pour les généralistes et les pédiatres, déjà submergés de paperasse.
Deuxième écueil: la FMH regrette que les médecins n’aient pas été suffisamment associés au développement du projet. La faîtière des blouses blanches pointe du doigt la conception même de la démarche: «Le DEP risque, dans un premier temps, d’être un instrument de cybersanté peu adapté à la pratique.»
On est, en effet, loin de la convivialité d’une box TV: chaque dossier contiendra de nombreux documents, avec le risque que les informations les plus importantes pour un traitement spécifique soient noyées dans la masse.
La FMH participe à un groupe de travail qui vise à mettre sur pied des formats d’échange structurés adaptés aux professionnels. Il faudra, ainsi, développer d’autres services pour envoyer automatiquement les résultats cliniques sans devoir passer par une messagerie électronique. «Si l’on en croit les expériences faites à l’étranger (France, Australie et Autriche) le DEP devrait avoir des débuts difficiles en Suisse», avertit la FMH.
4. Diagnostic: et si c’était grave?
Le projet pose aussi un défi éthique: comment annoncer les résultats de certains examens, quelles données faut-il reporter dans le DEP, et quand? Dans le dossier médical, certains mots font mal. «Le patient qui sait qu’il est en surpoids sera choqué de lire qu’il souffre d’obésité morbide», explique Jean-Gabriel Jeannot. Le praticien plaide toutefois pour la transparence: les patients ont la compétence nécessaire pour trier l’information et retenir l’essentiel. Libre à eux, enfin, de renoncer à consulter leur dossier pour le laisser aux mains des professionnels.
Il faudra aussi penser aux situations délicates, histoire d’éviter que le malade découvre seul devant son écran qu’il souffre d’une affection grave. «A Genève où le projet est déjà rodé, on a opté dans certains cas pour un embargo», explique Nicolas Müller, directeur du Service cantonal de la santé numérique, de l’économie, de la santé et de la planification. Les résultats d’analyses potentiellement sensibles ne sont ainsi pas publiés tout de suite, ce qui laisse au médecin le temps d’en discuter avec son patient.
Pas de miracle: la transparence accentue la complexité des rapports et soulève des défis éthiques qui nécessiteront du doigté de la part des professionnels. «Il appartient finalement au médecin de juger de l’importance des données à reporter dans le DEP. Nous allons proposer un soutien aux praticiens qui souhaitent y adhérer», relève la FMH.
5. Assureurs: le bâton et la carotte
Les caisses maladie n’ont pas participé à l’élaboration du DEP et elles n’auront pas accès aux données, mais elles soutiennent le projet avec un seul regret: ni les patients, ni les médecins ne sont obligés d’y participer. «Si le DEP devenait la norme, les soins seraient mieux coordonnés, plus efficaces, et de meilleure qualité», résume Christophe Kaempf, porte-parole de santésuisse. Selon les études les plus récentes, la digitalisation permettrait en effet de réduire les coûts de la santé de 6,5% à 10,8%. «Le double volontariat est problématique, car si le dossier n’est pas complet, il n’est pas très utile», abonde Adrien Kay pour Curafutura.
Le parlement n’est pas resté insensible à ces arguments. En septembre dernier, le Conseil national a ainsi massivement approuvé, contre l’avis du Conseil fédéral, une motion qui demande de modifier la loi pour obliger tous les nouveaux cabinets médicaux à adopter le DEP. L’objet doit encore passer au Conseil des Etats. Une autre intervention vise les sages-femmes et les infirmières à domicile.
Quant aux patients, les assureurs espèrent les convaincre de jouer le jeu par des rabais sur les primes. Un modèle alternatif serait prévu pour ceux qui acceptent de partager leurs données avec tous les intervenants.
Claire Houriet Rime
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