Dans le restaurant italien de mon quartier, on peut voir le pizzaiolo faire virevolter la pâte près du four à bois. Il porte un tablier blanc immaculé et son espace de travail est impeccable. Des photos prises à l’intérieur de l’usine Buitoni de Caudry, en France, révèlent, quant à elles, un univers répugnant: la chaîne de production dégouline de graisse et de saletés, la pâte déborde des cuves, les sols sont jonchés de déchets... Les pizzas Fraîch’Up, qui ont intoxiqué récemment des dizaines d’enfants et provoqué deux décès, proviennent de cet endroit.
Les clichés, réalisés par un ancien salarié, ont été diffusés sur le site mrmondialisation.org en mai 2021 déjà. Pourtant, ni l’entreprise ni les autorités n’ont réagi. Il aura fallu deux morts et 75 cas graves de contaminations à la bactérie Escherichia coli pour que les choses bougent. Deux inspections réalisées en mars 2022 ont alors «mis en évidence un niveau dégradé de la maîtrise de l’hygiène alimentaire». L’usine a été fermée.
Pourquoi a-t-on autant tardé? L’enquête permettra peut-être d’y voir plus clair. Certains spécialistes notent que l’Etat français manque de moyens, après avoir supprimé 1400 postes de contrôleurs, ces dernières années. On pourrait se demander aussi si les pouvoirs publics n’ont pas fermé les yeux, afin de préserver un gros employeur dans une région minée par le chômage.
Du côté de l’entreprise, on se tromperait en pensant que ce scandale s’explique par la négligence d’un directeur d’usine. Les témoignages d’anciens employés montrent qu’il s’agissait d’une véritable stratégie industrielle: maintenir les chaînes à un rythme maximal avec une main-d’œuvre minimale. On peut ainsi abaisser suffisamment ses coûts de production pour séduire la grande distribution avec des prix bas, tout en réalisant des bénéfices juteux sur les volumes vendus. L’usine de Caudry fabriquait jusqu’à 150 000 pizzas Fraîch’Up par semaine! Des cadences infernales devaient être tenues à tout prix. Selon un ex-salarié: «Ils ont sacrifié les règles d’hygiène pour produire, produire, produire (…). Il y avait un manque de personnel. On n’avait le temps de rien.»
Très remonté, le syndicat CGT pointe du doigt à la fois les pouvoirs publics, «qui se reposent sur les autocontrôles avec une quasi-disparition des contrôles publics», et «la course au profit maximum des industriels». Nestlé, propriétaire de Buitoni, a réalisé 17 milliards de francs de bénéfice, l’an passé.
Sébastien Sautebin