C’est une mauvaise farce pour les consommateurs soucieux d’acheter des produits locaux. S’ils ne sont pas constamment sur leurs gardes, ils risquent de se retrouver avec un pain vendu tout chaud sur l’étal… mais originaire de France, une boîte de chocolats gruériens débarquée d’Espagne ou de la viande fribourgeoise venue d’Allemagne… Le drapeau suisse sur l’emballage, l’image de proximité d’une marque helvétique centenaire ou le nom d’un canton dans le libellé du produit ne suffisent pas à garantir que ce dernier est bien local.
Et pourquoi donc? Les règles d’étiquetage sur la provenance des denrées alimentaires sont complexes et n’aident pas le consommateur à éviter les erreurs de jugement. Deux cas classiques: l’essentiel des matières premières d’un article estampillé «Suisse» et vendu en Suisse sont bel et bien originaires du pays, mais le produit final confectionné à l’étranger. Ou, au contraire, l’ingrédient de base provient d’un Etat voisin, mais l’aliment est affiné en Suisse. Sans qu’il n’y ait là rien d’illégal, nombre d’articles dans les rayons continuent d’induire en erreur les clients qui, certains d’acheter local, ne voient aucune raison de vérifier les indications de provenance sur l’emballage ou de questionner le personnel de vente.
Des lecteurs de notre magazine constatent souvent, de retour chez eux, que leur achat n’est pas aussi régional qu’escompté, malgré l’image de proximité que se donne le fabricant. Alors que les entreprises vantent plus que jamais les circuits courts, Bon à Savoir donne des exemples de produits largement perçus comme locaux, mais plus globaux qu’il n’y paraît.
Où vivent les chocolatiers suisses?
La Gruyère, «écrin unique» dans lequel Cailler fabrique son chocolat depuis 1898, lit-on, de part et d’autre, sur le portail de la marque. Ce que clame aussi haut et fort la Maison Cailler attenante à l’usine, l’un des musées les plus visités de Suisse. Les consommateurs qui achètent un produit s’attendent donc à ce qu’il provienne du site historique. Les pralinés de la gamme Les recettes de l’atelier sont toutefois fabriqués en Espagne, comme indiqué sur les boîtes qui les contiennent. Interrogé à ce sujet par Bon à Savoir, Nestlé écrit que 97% de la production Cailler est réalisée dans l’usine de Broc. Ces pralinés sont fabriqués en Espagne parce qu’une technologie spécifique, indisponible en Gruyère, est nécessaire.
Le croissant branche Cailler, né d’une association de deux marques, qui abonde sur les étals des magasins, n’est pas non plus un sésame gruérien. Le croissant est fabriqué sur l’un des sites de la boulangerie industrielle Hiestand en Suisse alémanique, et le cornet de papier fait en Allemagne. Des douceurs d’autres célèbres chocolatiers suisses vendues dans le pays proviennent d’ailleurs en Europe: plusieurs tablettes de la gamme Excellence de Lindt, avec mention «Maître chocolatier suisse», sont issues de France ou d’Allemagne. Le savoir-faire des chocolats noirs a été spécialement développé en France, explique Lindt. De même pour les produits à figure creuse, tel le lapin or Lindt, qui sont fabriqués dans une usine allemande.
Viande fribourgeoise. Vraiment?
En vente chez Denner, la viande de la barquette Freiburger Möckli – viande séchée fribourgeoise n’est pas issue d’animaux foulant les pâturages de ce canton. La matière première de base, la viande de bœuf, peut venir de n’importe où en Suisse, d’Allemagne ou d’Autriche, selon les indications sur l’emballage. Le processus d’affinage, étape significative de la fabrication du produit, a cependant lieu dans le canton de Fribourg, souligne Denner. Le détaillant rappelle aussi que, pour les indications de provenance régionales, 80% des matières premières en moyenne annuelle doivent provenir de Suisse, ce qui est le cas ici.
Autre exemple mieux connu, la viande des Grisons. Un lecteur rapportait encore, à la fin de 2022 le cas d’une barquette Savognin chez Denner dont le bœuf provenait d’Allemagne. L’important pour cette spécialité au bénéfice d’une indication géographique protégée (IGP) est qu’elle soit salée, séchée et pressée dans les Grisons. L’usage de viande étrangère est autorisé exceptionnellement par l’IGP, le canton n’ayant pas assez de bœufs sur son territoire. Au chapitre des dénominations induisant les consommateurs en erreur, comment oublier aussi les Berner Rösti de Hero, vendus chez Coop et Migros? Même s’ils sont faits «avec des pommes de terre suisses» et labellisés «Suisse Garantie», ils sont produits au Liechtenstein.
Des ingrédients suisses. Sauf...
Il n’y a pas que des fabricants suisses qui peuvent tirer profit d’une image de proximité. Certaines des plus grosses chaînes de fast-food internationales sont perçues, aujourd’hui, comme des entreprises écoresponsables qui travaillent avec des producteurs du coin. Mc Donald’s a sans doute réussi l’une des meilleures conversions du genre, avec un logo vert et l’usage de la croix blanche sur fond rouge dans sa publicité. Mc Donald’s Suisse indique sur son site que plus de 85% des ingrédients utilisés sont produits dans le pays. C’est peut-être vrai, mais à y regarder de plus près, un des ingrédients les plus consommés vient d’ailleurs.
Contrairement à la viande de bœuf qui est «en général» suisse, le poulet vient de fermes en France ou en Hongrie. Même si ces exploitations répondent aux normes suisses de bien-être animal et même si la viande est transformée à Saint-Gall, la matière première est étrangère. Encouragés par les publicités vantant le local, notamment les burgers au steak haché de bœuf, bien des consommateurs ne se doutent pas de la provenance du poulet dans les très populaires Chicken McNuggets ou McChicken, produits parmi les plus vendus. D’autant que certains aliments avec poulet sont célébrés comme «authentiques» ou «fait-maison». Bon à Savoir a visité deux Mc Donald’s: rien n’était affiché pour indiquer l’origine de cette viande.
Opacité sur la vente en vrac
Le pain ou les produits de boulangerie ne sont pas toujours confectionnés par des artisans du coin, loin s’en faut. Les consommateurs sont trop souvent convaincus, à tort, d’acheter local parce que le pain est chaud ou paraît tout frais du jour. Or, il peut s’agir de pain surgelé cuit sur place avant d’être placé en rayons. Dans ce cas, il peut provenir d’un Etat voisin ou même de l’Est de l’Europe. L’emballage se doit d’indiquer le pays d’origine, mais si le pain est vendu en vrac, le magasin n’a pas à préciser la provenance par écrit. Les consommateurs peuvent seulement exiger cette information par oral de la part du personnel de vente…
Bon à Savoir a voulu connaître les quantités de pain précuit étranger consommées en Suisse. Les importations de pains, produits de boulangerie, pâtisserie et biscuiterie ont dépassé les 151 000 tonnes en 2021, contre 142 000 l’année précédente, 122 000 en 2018 et 112 600 en 2015, selon la douane suisse.
Plusieurs bulletins de l’Office fédéral de l’agriculture montrent que cette évolution exponentielle est à attribuer avant tout aux pains et produits de boulangerie. Mais où trouve-t-on ces articles? Un peu partout: dans les grandes surfaces, les stations-service, les boulangeries, les hôtels, les restaurants, etc. Interrogé, Lidl dit importer moins de la moitié de ses pains, comme ses baguettes et ses croissants français. Aldi évoque des produits typiques de France, d’Autriche, d’Allemagne et d’Italie pour moins de 10% de son assortiment. La boulangerie industrielle suisse Hiestand importe elle-même 20% de ses produits.
Gilles D’Andrès
Trop confus pour les clients
Les règles d’étiquetage, le «Suisse Garantie», les promesses de la publicité et les labels de bonne conduite affichés sur les produits génèrent toujours plus d’ambiguïté pour les consommateurs. Comme toutes les barquettes de viande des Grisons peuvent arborer le drapeau cantonal, la croix helvétique ou la certification par l’IGP sur l’emballage, certains fabricants précisent aujourd’hui que le produit est «élaboré en Suisse avec de la viande suisse». Mais que penser désormais des articles ne portant pas cette mention? Autre exemple, la bombe de demi-crème Floralp a gagné, depuis quelques années, un drapeau suisse sur le devant. Mais même si la bouteille contient de la crème locale, elle est toujours produite en Italie. Dans d’autres cas, le «Swiss made» est forcé de disparaître: comme vient de l’annoncer l’entreprise américaine Mondelez propriétaire de Toblerone, le Cervin et la mention «of Switzerland» seront bannis des chocolats après la délocalisation d’une partie importante de la production en Slovaquie dès cet été.
Dans le cas du pain, une révision de l’Ordonnance sur les denrées alimentaires pourrait, à l’avenir, mieux réglementer la vente en vrac: le pays de production des articles de boulangerie devrait toujours être indiqué par écrit.
Toutefois, la consultation par le gouvernement des milieux intéressés laisse présager d’ardents débats. Sur 227 avis reçus, la plupart des positions concernent ce passage du paquet de révisions, selon l’Office fédéral de la sécurité alimentaire (OSAV). De nombreux acteurs du commerce de détail craignent notamment que la mention écrite du pays de production n’entraîne un surcroît de travail.