Le tintement des sonnailles au hasard des sentiers fait partie de l’ADN des Suisses. En 2023, la montée à l’alpage a été inscrite au patrimoine de l’Unesco, consacrant une pratique séculaire. Au quotidien, en revanche, le sort des moutons n’intéresse pas grand monde et les débouchés économiques de ce secteur sont modestes.
On ne devient pas riche en vendant de la laine, du lait de brebis ou du ragoût et, sans les paiements directs versés par Berne (lire encadré «Une contrepartie à l’entretien du paysage»), les éleveurs auraient jeté l’éponge depuis longtemps. Plusieurs acteurs réclament la révision de ce système, parvenu aux limites de l’absurde.
Toisons brûlées
En Suisse, une petite vingtaine de filatures artisanales récupèrent encore la laine des moutons. La plus grosse partie des toisons sont incinérées aux frais des éleveurs. Moins du tiers transite par la Belgique et l’Allemagne pour y être transformé en isolant pour les bâtiments. Depuis 2004, les éleveurs ne touchent plus d’aide pour la production de laine indigène. Le marché s’est effondré, entraînant avec lui la fermeture des infrastructures et la disparition d’un savoir-faire ancestral.
«On gagne, au mieux, 3 fr. par toison alors que la tonte coûte le double», déplore Martine Gerber, éleveuse à Bex et fondatrice de la filature l’Avençon. «Il est presque impossible, dans le climat actuel de fast fashion, avec des vêtements importés à prix plancher, de valoriser la laine indigène», explique l’agricultrice. Idem dans le secteur de l’ameublement: on se lasse très vite des coussins et couvertures achetés pour quelques francs.
Quant à la production de lait, c’est un marché de niche avec 4% seulement de brebis laitières sur l’ensemble du cheptel. Ce secteur a toutefois du potentiel: «L’élevage intensif de brebis allaitantes pourrait générer des revenus au moins aussi importants que la production des vaches laitières», relève Valérie Kottmann, porte-parole de l’institut fédéral de recherche Agroscope.
Les agneaux suisses naissent trop tard
Pas de gros filon à espérer non plus du côté de la carcasse: le ragoût de mouton à l’irlandaise est rarement au menu en Suisse. «Ici, on préfère le filet d’agneau», indique Gioia Porlezza, porte-parole de Proviande. Pour le reste, gigot de Pâques et grillades estivales de côtelettes à part, on privilégie le porc, la volaille et le bœuf, au goût moins prononcé. La viande de mouton ne représente que 1% de la consommation carnée en Suisse.
La demande aux alentours de Pâques est un problème en soi. L’explication? Pour éviter les coûts d’affouragement hivernaux et le suivi des agneaux pendant la saison froide, les brebis helvétiques mettent bas au printemps et les petits arrivent à maturité à partir du mois de mai, voire de juillet seulement. Impossible, dans ce contexte, de satisfaire le pic de demande printanier avec la production indigène. Résultat: sur l’année, près de 60% des bons morceaux sont importés (voir graphique).
Viande de mouton bradée
Malgré ce décalage, la viande d’agneau reste assez facile à écouler sur l’année. Les choses se corsent pour les moutons adultes. «C’est un gros problème», reconnaît Agroscope, qui assure: rien n’est gaspillé, tout est question de prix. «Ces morceaux trouvent toujours preneur», renchérit Christian Aeschlimann, directeur de la Fédération suisse d’élevage ovin. La viande de mouton est ainsi très appréciée de la population originaire du bassin méditerranéen. Mais les grandes surfaces préfèrent faire leurs achats en gros que de s’approvisionner chez les petits producteurs.
«Certaines exploitations voient leurs congélateurs déborder en attendant de trouver preneur pour les morceaux moins prisés», témoigne Martine Gerber.
En outre, avec des tarifs variant entre 14 fr. et 15.50 fr. (bio) pour le kilo d’agneau et 7 fr. pour le mouton, le prix de vente (environ 200 fr. par agneau) ne couvre pas le travail des éleveurs.
Professionnaliser et valoriser l’élevage
Pour améliorer la rentabilité des troupeaux, Agroscope préconise de croiser les brebis indigènes avec des races à viande spécifiques. En réduisant l’intervalle entre les agnelages, on lisserait la production sur toute l’année, ce qui permettrait de fournir de la viande d’agneau pour la saison des grillades.
Des conseils non suivis d’effet, parce que ce mode d’élevage intensif ne colle pas à la structure des exploitations (lire encadré «Eleveurs à temps partiel»). Difficile, quand on ne s’occupe pas du troupeau à plein temps, d’investir du temps et de l’argent dans une reconversion qui s’étend sur plusieurs années.
«Il faut revaloriser la profession de berger», insiste Martine Gerber. On est loin du temps où Heidi et Pierre passaient l’été sur l’Alpe sans autre salaire qu’un bout de pain et de fromage. Une réflexion sur la production s’impose pour définir une stratégie en meilleure adéquation avec la demande des consommateurs. Et qui tienne compte de tous les enjeux de la filière: rentabilité, bien-être des animaux, exigences sanitaires et objectifs écologiques.
Claire Houriet Rime
Une contrepartie à l’entretien du paysage
Les paiements directs ont remplacé les subventions à la production, depuis une vingtaine d’années. Les montants dépendent de la taille du troupeau, de la surface d’estivage, de la pente du terrain, du maintien de la biodiversité et du mode de pâture, selon que les bêtes sont laissées libres ou que la transhumance est surveillée.
Le mécanisme est trop complexe pour chiffrer avec précision l’aide perçue, mais une exploitation comptant 100 bêtes qui passent l’été à la montagne touchera en tout cas 10 000 fr. sur l’année. Mais, même si on tient encore compte des subventions touchées à l’année selon la surface de l’exploitation, le salaire de l’éleveur reste modeste. «On ne fait pas ce métier pour de l’argent, met en garde Blaise Hofmann, auteur du livre Faire paysan. Il est nettement plus rentable de travailler aux remontées mécaniques!»
«Les paiements directs rémunèrent un service public», résume Agroscope. Traduction: les moutons sont les jardiniers de nos montagnes dans les pentes trop escarpées pour les gros ruminants. Sans eux, la forêt reprendrait ses droits, avec la prolifération d’espèces invasives telles que l’aulne vert, qui émet un gaz à effet de serre problématique.
Cette stratégie ne convainc pas tout le monde. «Les moutons peuvent faire des dégâts au-dessus de la limite des forêts, ce qui représente 40% des surfaces d’estivage», avertit Marcel Liner, responsable de la politique agricole chez Pro Natura. Certains alpages se prêtent à l’estivage mais d’autres, non! En altitude, le terrain ne risque guère l’embroussaillement et les moutons font concurrence aux chamois et autres herbivores qui pourraient très bien assumer cette tâche. L’organisation réclame une discussion entre les éleveurs, les autorités et les associations de protection de l’environnement. Elle s’impose pour affiner la stratégie et déterminer les pâturages vraiment adéquats pour privilégier la biodiversité.
Eleveurs à temps partiel
On compte quelque 355 000 moutons en Suisse. La moitié passeront l’été à la montagne, le tiers en plaine et une minorité dans les collines. Dans les Alpes, plus de la moitié des pâturages sont livrés à eux-mêmes, sans surveillance. La majorité sont gérés par des éleveurs à temps partiel, qui ont une autre occupation professionnelle.
Entre 4000 et 6000 bêtes meurent chaque année, victimes de chutes de pierre, de la foudre, de maladies ou se perdent dans la montagne. Une perte sur dix est due au loup et autres grands prédateurs. Et c’est sans parler du piétin. Si les moutons ne sont pas régulièrement surveillés, ils risquent d’être contaminés par cette maladie douloureuse qui attaque les onglons. Une campagne va démarrer en octobre 2024 pour la combattre drastiquement.