L’automne dernier, l’eau «Berg», vendue chez Manor, recevait la «Pierre du diable». Ce prix de la honte est attribué, chaque année, au transport le plus insensé par l’association écologiste Initiative des Alpes. La «Berg» provient en effet des glaces du Groenland. Elle parcourt 9600 km en camion et en bateau pour arriver en Suisse, générant des émissions polluantes supérieures à son propre poids: 790 g de CO2 par bouteille de 750 ml. «Une situation d’autant plus absurde que nous avons, dans notre pays, de l’eau potable qui coule presque gratuitement», s’indigne l’association.
La Suisse est le château d’eau de l’Europe, mais cela n’empêche pas le commerce de détail d’importer des montagnes de bouteilles. En 2019, les Helvètes ont bu 931,4 millions de litres d’eau minérale, dont 405,4 millions provenaient d’autres pays. Le marketing fait des miracles, puisque ces produits étrangers sont souvent plus chers et que, avec une vingtaine de sources différentes, l’offre nationale est suffisamment variée pour satisfaire à tous les goûts.
Plus elle vient de loin, plus elle pollue
L’Association suisse des sources d’eaux minérales et des producteurs de soft-drinks (SMS), qui compte Coca-Cola Schweiz, Pepsico ou encore Nestlé Waters parmi ses membres, estime sur son site, que, «dans une économie libérale, une marchandise donnée doit pouvoir entrer en concurrence sur des marchés situés même à longues distances. Excepté pour des considérations écologiques, on ne saurait dès lors reprocher aux eaux minérales étrangères d’accéder au marché suisse (…).»
Or, à l’heure du réchauffement climatique, les considérations écologiques plaident justement en faveur d’achat de proximité! Le transport constitue, en effet, l’un des deux éléments, l’autre étant l’emballage, qui influencent le plus l’empreinte carbone, c’est-à-dire l’émission de gaz à effet de serre, de l’eau en bouteille. C’est ce que montrent les calculs effectués par Sébastien Humbert, expert en écobilans de la société Quantis, pour Bon à Savoir. *
Concrètement, selon les scénarios retenus, une eau suisse – ou frontalière – transportée par camion sur 100 km jusqu’au supermarché induit une empreinte carbone totale de 154 g de CO2 par litre. Ce chiffre atteint 189 g/l si le poids lourd roule 500 km en provenance d’un pays voisin. Il monte à 232 g/l pour 1000 km, par exemple depuis l’Espagne et, enfin, à 302 g/l pour un trajet de 1800 km, lorsque les produits ont une origine encore plus lointaine, comme la Norvège.
De quels pays proviennent les eaux étrangères vendues dans les supermachés suisses? La polémique de la «Berg» a poussé Manor à retirer des rayons sa gamme «Eaux du monde», composée d’une dizaine de produits transcontinentaux. Le détaillant propose néanmoins toujours un vaste choix de 25 marques, dont certaines sont transportées sur des centaines de kilomètres. Ainsi, outre sept références suisses, sept françaises, six italiennes, quatre sont espagnoles et une norvégienne. Selon Sofia Conraths, porte-parole de l’enseigne: «Un grand magasin vit de sa variété d’offre, et tient aussi à répondre aux souhaits plus spéciaux des clientes et des clients».
Globus, de son côté, a refusé toute communication sur son offre. On en comprend aisément la raison en parcourant ses étals où l’on trouve, entre autres, des eaux du Pays de Galles, d’Espagne, de Norvège et même des îles Fidji. Cette dernière parcourt quelque 22 000 km pour arriver dans notre pays.
Les autres grands distributeurs se limitent aux pays voisins. Aldi et Lidl s’approvisionnent en France, en Allemagne et en Italie. Denner, Migros et Coop se cantonnent à la France et à l’Italie. Chez Migros, les coopératives peuvent néanmoins proposer d’autres produits. L’Initiative des Alpes a ainsi pointé du doigt l’antenne zurichoise, en 2019, pour la vente d’eau norvégienne.
Au final, les eaux exotiques demeurent un marché de niche. David Arnold, porte-parole de la SMS, révèle, en s’appuyant sur les chiffres de l’Administration fédérale des douanes, que «98,5% de l’eau minérale importée en 2019 provenait d’Italie (44,58%), de France (42,96%) et d’Allemagne (10,94%)». De fait, 0,46 pour mille seulement provenait, par exemple, d’Espagne, et 0,43 pour mille de Norvège.
Stratégies de consommation
Dans la pratique, les inconditionnels de l’eau en bouteille qui souhaitent réduire l’impact environnemental de leur consommation préféreront donc une eau régionale aux produits lointains. Mais l’affaire se corse lorsqu’il s’agit de comparer des eaux suisses à celles des pays voisins. Pour Tristan Cerf, porte-parole de Migros, importation ne rime pas forcément avec augmentation de pollution: «Une eau d’Evian est plus proche d’un Lausannois qu’une eau des Grisons. La vision «nationale» est donc purement idéologique et symbolique et n’a rien à voir avec l’impact du transport.»
De surcroît, l’emballage et le mode d’acheminement peuvent influencer considérablement l’empreinte carbone. «En moyenne, un transport en train pollue six fois moins qu’en camion», relève Sébastien Humbert, l'expert en écobilans. «Ainsi, une eau dans une bouteille en PET légère importée d'un pays limitrophe par le rail pourrait tout à fait avoir un meilleur écobilan qu’un produit suisse dans un emballage plus lourd transporté en camion», prévient l’expert.
L’empreinte infime de l’eau du robinet
Sébastien Humbert souligne que ses calculs imposent, en fait, une autre conclusion: toutes les eaux en bouteilles polluent. Celle qui ne parcourt que 100 km en camion dégage tout de même 154 g de CO2 par litre, ce qui ne constitue finalement pas une différence énorme avec un trajet de 500 km (189 g/l).
Si l’on souhaite s’hydrater de la manière la plus écologique possible, l’enjeu dépasse la provenance des bouteilles. Les calculs montrent, en fait, qu’une différence majeure sépare les eaux minérales de celle du robinet, qui arrive directement au domicile des consommateurs avec une empreinte carbone infime (0,1 g de CO2 par litre). Dans le scénario retenu, l’eau en bouteille suisse engendre une empreinte carbone 1540 fois plus élevée que celle du robinet.
«L’eau du robinet est toujours plus écologique que celle en bouteille», résume Sébastien Humbert. En sus de son écobilan imbattable, son prix défie aussi toute concurrence. «En partant de tarifs généralement compris entre 2 et 5 fr. le mètre cube, elle coûte de 0,2 à 0,5 ct. par litre», révèle ainsi Laurent Roquier, responsable romand de l’association professionnelle des distributeurs de gaz, d’eau et de chaleur à distance (SSIGE). On peut donc économiser des centaines de francs par an en choisissant le robinet plutôt que le supermarché, tout en préservant la planète!
Sébastien Sautebin