En marge de ses études, Fabien est un stalker, autrement dit un traqueur du web. Une entreprise le paie pour réunir des informations autour de différents candidats en fouillant sur la toile. Réseaux sociaux, blogs, forums de discussion, sites de médias, tout y passe. Il n’est pas rare qu’une photo embarrassante prise dix ans plus tôt à la fête du club de bowling local ou qu’un commentaire peu éclairé, tout droit sorti des abysses d’Internet, disqualifie un postulant.
Au-delà des contenus extrêmes, ouvertement racistes par exemple, des informations accessibles à tous s’avèrent pénalisantes. Une entreprise peut-elle garantir que telle ou telle page web gênante n’a pas eu d’incidence sur l’élimination d’un candidat? Ces contenus sont aussi perçus comme dévalorisants par les principaux intéressés, en porte-à-faux avec l’image qu’ils souhaitent renvoyer d’eux-mêmes. S’il existe des moyens de faire disparaître ces vestiges du passé, ils se révèlent inefficaces une fois sur deux…
Formulaires à disposition
Premier outil à portée de l’internaute: le déréférencement. Souvent, un contenu devient problématique s’il apparaît facilement dans les résultats des moteurs de recherche. En 2014, un jugement de la Cour de justice de l’Union européenne a débouté Google dans une affaire de droit à l’oubli. Depuis, les moteurs de recherche mettent à disposition sur leur portail un formulaire électronique pour demander de supprimer des liens vers certaines pages web.
Un instrument pas toujours utile... Depuis le jugement européen, 45,5% des quelques 105 000 demandes suisses de suppression d’un résultat de recherche ont été rejetées par Google, selon les chiffres communiqués par l’entreprise. Motifs? Le plus souvent, la firme américaine considère que l’internaute a la possibilité de supprimer le contenu créé ou que la page incriminée contient des informations qui relèvent de l’intérêt public.
Réponse hâtive de Google
Bon à Savoir a testé le processus en envoyant une demande de déréférencement pour un commentaire posté il y a plus de dix ans sur un site de médias. Sur la forme, il y a de quoi être déçu. En quelques heures, Google annonce un refus et l’explique très mal: «Il semble que cette URL se rapporte à des questions sur votre vie professionnelle qui présentent un grand intérêt pour le public (…).» Une réponse hâtive, peu fondée, sans détails sur le cas et en partie inexacte: on peut douter que la requête a fait l’objet d’un traitement sérieux.
Google rechigne, au nom de l’intérêt public, à déréférencer les informations qui touchent de près ou de loin au cadre professionnel. Selon les périodes, seules 10% à 35% des demandes suisses ont abouti ces dernières années. Même fourchette pour le contenu à caractère politique. La suppression d’informations personnelles est, au contraire, presque toujours acceptée. Il vaut la peine d’essayer, dans tous les cas, car la démarche est rapide et gratuite. On veillera alors à bien argumenter et expliquer le tort subi.
Les limites du droit à l’oubli
Le conseil est tout aussi valable si l’on s’adresse directement aux sites qui hébergent du contenu indésirable, autre outil à disposition des internautes. La loi prévoit implicitement un droit à l’effacement des données, indique le Préposé fédéral à la protection des données (PFPDT). «Ce droit à l’oubli n’est toutefois pas absolu.» En clair, sur demande, le site doit mettre en balance intérêt de la personne concernée et liberté d’opinion ou d’information.
Il est donc plus ardu d’obtenir l’effacement de contenus sur des sites de médias. Les rédactions ne suivent pas toutes la même ligne à cet égard. Les journaux ne retirent souvent un article qu’en cas d’erreur ou de danger pour la personne. Mais si l’intérêt privé du demandeur est jugé prépondérant, certains l’anonymisent sur leur portail. «La valeur médiatique d’un article vieux de dix ans est souvent moindre», note François Charlet, juriste spécialisé en droit et sécurité des technologies. Si quelqu’un continue d’en faire les frais, à l’embauche ou en cherchant un logement par exemple, des compromis sont possibles.
De son côté, le PFPDT conseille d’insister sur ses droits. Tout en gardant un certain sens de la proportionnalité dans ses requêtes; une opinion qu’on n’assumerait plus dans un article aura moins de chance d’être effacée que la mention d’un délit mineur. Hors sites d’informations, les webmasters et délégués à la protection des données ont plus rarement un motif légitime prépondérant à faire valoir.
Mais comment les contacter? On trouve les coordonnées des responsables en bas de page du site d’accueil, sous protection des données, vie privée ou politique de confidentialité. Sinon, il faut taper l’URL dans un annuaire de noms de domaines comme whois.com ou, pour ceux en .ch, remplir une demande de renseignements sur www.nic.ch.
Que faire face aux refus?
Pour faciliter les réclamations liées au droit à l’effacement des données, le PFPDT met à disposition des modèles de lettres sur le portail de la Confédération (adresse à retrouver sur www.bonasavoir.ch), à adapter à chaque cas. En plus des aspects généraux et renvois légaux, il est utile de glisser les liens vers les pages hébergeant du contenu dommageable et d’expliquer pourquoi il l’est.
Ces lettres permettent aussi de faire valoir des droits voisins importants: pour rectifier des informations personnelles incorrectes ou interdire de communiquer certaines données à des tiers, notamment. A noter que la nouvelle Loi sur la protection des données, qui devrait entrer en vigueur courant 2023, renforcera entre autres la possibilité de récupérer des données à caractère personnel. Le droit à l’oubli ou à l’effacement sera prévu de manière explicite dans la loi – quoique pas renforcé dans la pratique…
Conseils: en cas de rejet d’une demande de déréférencement ou de suppression de contenus, ou en l’absence de réponse après un à deux mois, le PFPDT peut dispenser des conseils propres à chaque situation. Pour un site suisse, il ne faut pas hésiter à prendre rendez-vous avec le responsable afin de discuter du cas d’humain à humain, préconise François Charlet. Mieux vaut tout tenter avant de faire appel à un avocat et, le cas échéant, en choisir un avec des compétences de médiation, note-t-il. En dernier recours, porter le litige devant la justice civile est une démarche longue et coûteuse, entre frais d’avocat et de procédure à avancer.
Gilles D’Andrès
Maîtriser ses traces numériques
Mieux vaut prévenir que guérir: on ne devrait pas faire en ligne ce que l’on refuserait de faire dans la rue ou des espaces publics. Internet n’oublie pas et garde une trace de tous les contenus dommageables, même une fois effacés.
Et rien ne garantit que ces éléments ne réapparaîtront pas un jour... La Wayback Machine d’Internet Archive permet de faire ressurgir des versions anciennes d’un site. Certaines applications ou extensions de navigateurs permettent de suivre la moindre modification sur une URL, et donc de garder la trace d’un contenu.
Face aux dérives, mieux vaut éviter de voir son identité associée à des contenus indésirables. Utiliser des pseudonymes en intervenant sur la toile ou pour ses différents comptes, ne fournir que les informations essentielles sur soi et renoncer à s’inscrire sur les sites trop curieux, ou supprimer régulièrement ses posts sur les réseaux sociaux permet de réduire les risques. Dans la vie quotidienne, on contrôlera la prise de photos ou de vidéos de soi et leur diffusion. Enfin, il est possible de créer une alerte Google autour de son prénom et nom de famille.
Comme le souligne le Préposé fédéral à la protection des données, il est toujours plus simple de ne pas publier de contenus que de les récupérer ou de les effacer par la suite. «La transmission d’informations, aussi banales semblent-elles, ne doit pas être prise à la légère.» On pourra éviter la fuite de données d’utilisateur et le démarchage publicitaire en favorisant la navigation privée sur Firefox et en installant des extensions telles que uBlock Origin ou Privacy Badger.