Fondateur du groupe Migros, Gottlieb Duttweiler en a aussi été le premier propriétaire. C’est sous la forme d’une société anonyme qu’il l’a créée, avec un capital de départ de 100 000 fr. Mais, en 1941, le Zurichois décidait de changer la forme juridique pour en faire une coopérative. Migros devait ainsi appartenir à tous ses clients.
Cette idée, le géant orange l’a reprise pour la communication de sa dernière campagne de publicité. Des affiches placardées un peu partout en Suisse mettent en évidence des visages qui clament: «Je suis propriétaire de Migros.» Une manière de s’adresser à ses 2,2 millions de coopérateurs en leur laissant penser qu’ils ont leur mot à dire dans la gestion d’une entreprise qui leur appartient. Si leur statut devrait théoriquement le permettre, la réalité est très différente.
pouvoir illusoire
Devenir coopérateur de Migros est très simple: être domicilié en Suisse ou à proximité de la frontière et accepter les statuts de l’entreprise. Une formalité qui est, en plus, gratuite. Tous les «copropriétaires» de Migros peuvent avaliser les comptes annuels de leur coopérative régionale et reçoivent, en prime, une plaque de chocolat Frey. Ils ont également droit à des rabais pour des événements culturels ou des loisirs. Et, cerise sur le gâteau, leur part sociale de 10 fr. est même offerte par l’entreprise.
Pour rappel, Migros est divisée en dix coopératives régionales comme Migros Vaud, Migros Neuchâtel-Fribourg, Migros Valais ou Migros Genève. Elles sont dotées d’une administration et d’un comité coopératif. Chacune dispose de délégués – entre sept et dix-sept – qui forment le parlement de la Fédération des coopératives Migros (FCM). Parlement qui est chapeauté par l’administration de la FCM composée de 23 membres. Or, lorsque la FCM a élu, en mars 2017, le président de sa direction Fabrice Zumbrunnen, pour succéder à Herbert Bolliger, les délégués n’ont précisément pas eu leur mot à dire.
élection tacite des membres
De leur côté, les coopérateurs sont censés élire, tous les quatre ans, les membres du comité de leur coopérative régionale ainsi que ceux qui siègent au sein de l’assemblée des délégués de la FCM. Il sont également censés pouvoir proposer des candidats. Mais à quoi bon? Ces dernières années, toutes les élections ont été tacites. Autrement dit: il n’y a eu aucun vote, étant donné que les listes électorales comptaient, à chaque fois, autant de candidats qu’il y avait de sièges. Donc pas moyen, pour les coopérateurs, d’exercer un véritable droit de vote.
Dans les années 1980, l’association M-Frühling exigeait déjà que les nominations au sein du groupe Migros soient plus démocratiques. Ses candidats ont connu quelques succès honorables, mais l’entité a fini par disparaître sans faire vraiment changer les choses. Depuis 2004, c’est l’organisation Sorgim («Migros» à l’envers) qui a pris le relais pour tenter d’apporter un brin de démocratie au sein du groupe. Son objectif: que les coopérateurs puissent aussi décider de la stratégie du groupe et de sa direction.
Pour Pierre Rappazzo, fondateur de Sorgim, c’est malheureusement l’administration et la direction des coopératives régionales qui choisissent leurs délégués et leurs représentants au sein du parlement de la FCM. Il estime qu’on place ainsi des gens dociles. «Ce sont des personnes qui ne se sentent pas responsables vis-à-vis des coopérateurs qui sont les vrais propriétaires de Migros. Ils sont plutôt là pour approuver les décisions de l’administration.»
Luzi Weber, porte-parole du groupe, le reconnaît: dans la pratique, les coopérateurs ne peuvent participer ni à l’élection du comité, ni à celle de l’administration, ni à celle des délégués de l’assemblée de la FCM, alors que les statuts leur confèrent des droits. Mais il souligne que les comités coopératifs peuvent se prononcer sur la composition des organes. Et de citer l’exemple de Migros Zurich qui a chargé une commission de son comité coopératif de préparer les élections. Après avoir passé une annonce dans Migros Magazine, la commission a examiné les candidatures et mené elle-même les entretiens.
10 000 signatures à récolter
Quoi qu’il en soit, ni M-Frühling ni Sorgim n’ont réussi à contrecarrer le durcissement des statuts des coopératives régionales. Dans certaines, les candidatures pour le comité coopératif, l’administration et les délégués de l’assemblée de la FCM doivent être validées par 1% voire 2% des coopérateurs. Pour Migros Valais, cela implique la récolte de 1600 signatures au moins. Pour une grande entité comme Migros Aar, le seuil grimpe à 10 000 paraphes... Les statuts d’autres coopératives exigent que les signataires fournissent leur année de naissance, leur adresse et leur numéro de coopérateur. Données qui ne sont certes pas divulguées, mais qui rendent la récolte de signatures plus fastidieuse encore.
Pierre Rappazzo connaît les méthodes de recrutement de Migros pour en avoir fait l’expérience. A l’époque, deux membres du comité coopératif zurichois l’avaient reçu pour examiner sa candidature. Le directeur de Migros Zurich, en poste à ce moment-là, lui avait ensuite adressé une réponse négative. Il estime que ce refus a été motivé par sa vision trop «démocratique» de Migros. Ce qui lui fait dire que le géant orange fonctionne comme «la démocratie de Poutine en Russie». Migros n’a pas fait de commentaires sur cette comparaison. Elle rétorque seulement qu’une entreprise avec un chiffre d’affaires annuel de 28 milliards et plus de 100 000 collaborateurs ne peut pas être dirigée sur la base d’une pure démocratie.
Concurrente directe de Migros, Coop fonctionne sur le même modèle. Il suffit de s’abonner à son journal Coopération pour devenir coopérateur. Mais, là aussi, l’image idyllique d’une coopérative pétrie de démocratie ne vaut que sur le papier. En théorie, les coopérateurs ont aussi le pouvoir d’élire leur comité régional. Ramón Gander, porte-parole de l’enseigne, l’admet toutefois: «Jusqu’ici, la liste officielle des élections comptait le même nombre de candidatures que de sièges à pourvoir…»
Autant d’obstacles à La Mobilière
Chez Coop, les coopérateurs ont aussi la possibilité de proposer des candidats. Mais ils doivent réunir les signatures de 2% des membres de leur coopérative régionale. Ce qui représente entre 2500 et 12 000 paraphes, selon les cas. Par contre, Coop ne réclame par leur numéro de membre aux signataires.
La Mobilière a un fonctionnement assez semblable. A la différence près que ses statuts précisent que les candidats aux postes de délégués peuvent être proposés aussi bien par ses membres que l’administration. Mais, si les membres sont alors tenus de récolter 500 signatures pour valider leur candidature, le conseil d’administration n’a pas cette contrainte. Ce dernier publie alors la liste de ses candidats. Et, si leur nombre correspond aux sièges à pourvoir parmi les délégués, ils sont élus tacitement.
Thomas Lattmann / sh