Aucune urgence à mettre en bouteilles les vins de 2015. En rouge, surtout, où le temps sec et chaud a assuré une excellente maturité des raisins, promettant des vins de garde, puissants et équilibrés. Mais en blanc aussi. Pour deux raisons.
⇨ Primo: il y en a très peu. Vaud est le leader (mondial!) du chasselas et 2015 a été, en termes de quantité, l’année la moins productive depuis 35 ans, avec, en blanc,14,5 millions de litres, juste derrière 2013, 15 millions de litres.
⇨ Secundo: les caves ne veulent pas risquer la comparaison avec les 2014, à tort ou à raison (lire encadré).
En mai, on trouve donc encore quelques 2014 dans les rayons des supermarchés. Pour être le plus large possible, nous avions acheté seize bouteilles de 2015 et cinq de 2014. Dans le tableau ci-contre ne figurent que deux 2014 (sur cinq) et qu’un seul fendant (sur cinq). Seules des marques «de bataille» des grandes caves valaisannes figuraient déjà dans les rayons.
Elles n’ont pas pesé lourd face aux vins vaudois. Les deux vins classés ex æquo en tête ont été jugés au début et à la fin de ce défilé où chaque flacon était pris séparément, comme dans la majorité des concours. On sait que l’ordre de passage des vins influence l’appréciation. En l’occurrence, l’«étalonnage» du jury a bien fonctionné.
Qui se cache derrière l’étiquette?
Les trois premiers vins avancent masqués. Le premier est signé par les frères Dizerens, des acteurs importants de Lavaux (et du vin vaudois) et c’est un «générique» qui tire le mieux son épingle du jeu.
Le deuxième et le troisième classés sont deux entités membres de l’association Clos, Domaines et Châteaux (CDC), qui dispose d’une charte un peu plus exigeante que les minimaux de l’AOC. On y trouve deux douzaines de domaines vaudois et un quatuor de la Holding Schenk. Sur l’étiquette des deux vins relevés ici, embouteillés dans un flacon réservé à l’association avec un ruban bordeaux distinctif au col, ne sont mentionnés que les propriétaires des vignes, le Château de Saint-Saphorin (-sur-Morges) et celui de Mont (-sur- Rolle). Dans les deux cas, le site internet de CDC (c-d-c.ch) mentionne comme «œnologue-conseil», Thierry Ciampi, l’œnologue du groupe Schenk à Rolle. La loi suisse n’impose pas d’indiquer, même pas par un numéro (comme dans l’Union européenne), l’embouteilleur – et tant pis pour la curiosité légitime du consommateur! Ces deux vins sont fort bons: le premier exprime toute la fraîcheur du millésime et le deuxième (un des deux rescapés de 2014) a gagné en complexité après un an de bouteille.
Suit le seul chasselas de notre test labellisé «Terravin» (attribué en 2015 à 6,6% des vins vaudois), de Jean-François Neyroud, un des meilleurs vignerons de Lavaux.
Puis, en 5e position, un vin d’une grand domaine de la région morgienne, Valmont.
Les deux premiers et le 5e sont vendus au-dessous du prix médian de 10.85 fr.
Ecart gustatif
En queue de classement, on voit que le seul fendant rescapé, d’une marque réputée (Les Murettes) et un Yvorne (AOC Chablais) «sélectionné à la propriété par Coop», tous les deux d’un prix soutenu, sont dépassés, certes de peu, par le seul «chasselas romand», vin de pays donc, de notre dégustation, à 3.89 fr.!
L’écart gustatif se creuse entre le quintette de tête et les sept suivants, notés dans une fourchette de moins d’un point. Logé en demi-pot vaudois (de 70 cl, qui met son prix à 17.10 fr. pour 75 cl), le Dézaley Grand Cru de la même cave que le Lavaux vainqueur, ne convainc qu’à moitié. Inutile de préciser que les membres du jury, qui ont dégusté à l’aveugle, ne connaissaient ni la provenance, ni le prix, ni même le millésime des vins en lice.
Les 2015 les mieux classés confirment leur bonne tenue, pour des vins ouverts (malgré la mise en bouteilles précoce), expressifs, d’une acidité suffisante, en résumé, fruité et frais, avec une complexité qui devrait s’affirmer dans les mois qui viennent.
Pierre Thomas
Entre canicule et stress hydroazoté
Un vigneron vaudois l’indique sur sa pub: 2015, «millésime de légende», en lettres d’or, prend place à côté de 1945, 1947, 1959 et 1971, les quatre grandes années du dernier siècle pour le chasselas vaudois.
La météo, très clémente tout au long de cette dernière année, a permis une parfaite maturation des raisins. Et, si la moyenne des températures équivaut à 2003, il y a eu moins de jours tropicaux (30 au lieu de 33) et estivaux (61 au lieu de 81). Ce qui signifie une bonne acidité tartrique, importante pour les vins blancs, et peu d’acide malique (qui donne des notes de pomme verte sur le chasselas). Les œnologues ont pu donc renoncer à la «deuxième fermentation», qui transforme le malique en lactique.
Toutefois, Richard Pfister, dégustateur de notre jury et ingénieur œnologue, a identifié plusieurs fois des marques de «stress hydroazoté». L’azote joue un rôle primordial dans la fermentation, en liaison avec les levures. En année sèche, le «stress hydrique» auquel la vigne est soumise renforce le phénomène. Et le scientifique, spécialiste dans la description des arômes, constate que des odeurs complexes, comme la naphtaline, l’encaustique, la cire d’abeille, la fleur d’acacia ou l’aubépine, sont des goûts qui révèlent ce «stress hydroazoté» dont la conséquence sera un vieillissement prématuré des vins. C’est donc dans le temps qu’on pourra vérifier si 2015 est réellement le «millésime de légende» annoncé.