Eva Cabessa avait hâte d’offrir ce Thermomix à sa nièce, qui en rêvait depuis longtemps. Confiante, elle passe commande sur le site de vente en ligne de Vorwerk. Le robot de cuisine coûtant tout de même près de 1700 francs, elle profite de la possibilité que la plateforme offre aux clients et demande à payer en douze fois. Mais, là, surprise: c’est non! La Vaudoise n’en revient pas: elle a largement de quoi acquitter ces mensualités et aucune poursuite. Elle contacte donc immédiatement Vorwerk. L’entreprise lui explique qu’il y a un problème concernant sa solvabilité, sans pouvoir dire sur quel point exactement. Pour toute demande d’achat à crédit, Vorwerk passe en effet la main à la société de services de paiements Byjuno. Avant d’accepter ou non, cette dernière vérifie auprès de Intrum SA, qui fait partie du même groupe, le «score de solvabilité» du demandeur.
Le souci est rapidement identifié. Intrum ne fournit pas seulement des renseignements économiques: l’entreprise est aussi active dans le recouvrement de créances. Et il s’avère que, en 2012, elle a réclamé à notre lectrice, qui s’y était fermement opposée, le paiement d’une facture d’abonnement internet de 42 francs, augmentée de frais de retard. Sans jamais la mettre aux poursuites. Mais, quoique contesté à l’époque et prescrit aujourd’hui, c’est bien ce prétendu arriéré qui a valu à Eva Cabessa une «mauvaise note».
A la suite de plusieurs échanges, y compris avec le Service clients de Vorwerk, Intrum a accepté d’annuler la facture et a attribué à Eva Cabessa «le score de solvabilité A, le plus élevé». Notre lectrice, ravie, a pu recevoir son Thermomix. Vorwerk nous a expliqué avoir eu les mains liées malgré la bonne foi de sa cliente: «Si Intrum rejette le crédit, le client a uniquement la possibilité de payer à l’avance ou par carte de crédit». Intrum, de son côté, affirme s’en être tenue à son code de conduite: «Les factures prescrites peuvent être supprimées de notre base de données sur demande.» Heureusement pour la lectrice, l’affaire était ancienne.
Plusieurs bases de données sur la solvabilité et le crédit
Eva Cabessa n’est pas la seule à avoir découvert, par hasard, qu’elle figurait dans une base de données de solvabilité et, surtout, que ces informations pouvaient être communiquées à d’autres sociétés. Régulièrement, des lecteurs témoignent à Bon à Savoir s’être vu refuser des paiements sur facture, des crédits ou des abonnements, sans en comprendre la raison. L’explication est pourtant simple et beaucoup de consommateurs l’ignorent: le registre des poursuites n’est de loin pas le seul à faire état d’éventuelles dettes.
Depuis 2002, la loi sur le crédit à la consommation (LCC) impose aux établissements de crédit et de leasing de répertorier certaines données relatives à ces opérations. Quand elles concernent des particuliers, elles sont inscrites dans un fichier central géré par l’IKO (Association pour la gestion d’un centre de renseignements sur le crédit à la consommation). Ces informations (notamment emprunts, leasings, cartes de crédit et incidents de paiement sur ceux-ci) visent à prévenir le surendettement. Seuls les établissements membres de l’IKO, tels que les instituts bancaires par exemple, y ont accès. Réservé également aux professionnels du domaine, le fichier géré par la ZEK (centrale d’information de crédit) contient des informations plus larges que les inscriptions obligatoires selon la LCC: y figurent aussi, par exemple, les refus de prêt ou les emprunts supérieurs à 80 000 francs. Et la ZEK conserve les données plus longtemps: un contrat soldé peut figurer jusqu’à cinq ans dans son registre, contre 14 jours chez l’IKO.
Mais, parallèlement, d’autres sociétés privées se spécialisent dans le renseignement économique et commercial. Elles distribuent bonnes ou mauvaises notes, selon les données qu’elles récoltent par leurs propres moyens. Ces informations se vendent: à l’instar de Vorwerk, de nombreux autres prestataires de biens et de services se basent sur les scores établis par ces fichiers officieux avant de conclure un contrat.
Parmi les leaders du secteur, Intrum, Creditreform, Crif et Bisnode D&B se partagent une grande partie du marché. Leurs sources proviennent, entre autres, de sociétés chargées de récupérer les factures en retard, Intrum et Creditreform étant par ailleurs actives aussi dans ce domaine. Crif nous a indiqué récolter les données de plus de quarante sociétés de recouvrement, et Bisnode D&B baser ses évaluations sur «des sources publiques, d’agences de recouvrement, de partenaires commerciaux et d’interviews d’entreprises». Un extrait des poursuites vierge et même une fiche impeccable chez l’IKO et la ZEK ne sont donc toujours pas gage d’une «bonne» réputation de paiement: un litige avec un bureau d’encaissement suffit pour être classé «mauvais risque». Un constat amer, car Bon à Savoir dénonce depuis des années le caractère abusif des frais de retard réclamés par les chasseurs de créances (lire «Les fameux frais 106 CO des sociétés de recouvrement»).
Une pratique en zone grise
La loi sur la protection des données (LPD) n’interdit pas expressément ces pratiques. Les informations destinées à évaluer le crédit ou la solvabilité peuvent être traitées sans que le consommateur donne son consentement. Et être transmises, pour autant que les destinataires justifient d’une relation d’affaires. Mais, rappelle le Préposé fédéral à la protection des données: «Elles doivent être pertinentes pour atteindre le but recherché, soit, ici, informer sur les expériences de paiement. Dans tous les cas une facture contestée doit être mentionnée comme telle.»
Pour Eva Cellina, titulaire du brevet d’avocat et auteure d’une thèse de doctorat consacrée à la commercialisation des données personnelles, évaluer la solvabilité ou le crédit sur la seule base de quelques factures impayées viole au contraire la loi: «Les créances peuvent être indues, contestées, ou, pour différentes raisons, être payées en retard malgré une situation financière saine», souligne la spécialiste. Elle en tire cette conclusion: «De telles informations ne font état que d’une morale de paiement, une appréciation forcément subjective. Or, la LPD exige que les données traitées soient exactes, ce critère n’est pas rempli dans ce cas.»
Malheureusement, si les tribunaux ont admis qu’il était illicite de traiter sans accord explicite des données sensibles ou constitutives de profils de personnalité (incluant par exemple la composition du ménage, les anciennes adresses, la nationalité, la religion), ils n’ont, pour l’heure, pas interdit aux sociétés de renseignements économiques de communiquer des informations sur les paiements acquittés ou non. Et la LPD révisée, dont l’entrée en vigueur est prévue au plus tôt pour 2022, n’apportera guère d’améliorations majeures sur ce point. Seules bonnes nouvelles: de telles informations ne pourront plus être collectées si la personne est mineure et devront être détruites après dix ans. Les sociétés de renseignements économiques ont encore de beaux jours devant elles.
Silvia Diaz
Système impensable chez nos voisins
La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), gendarme français de la protection des données, nous l’a confirmé: en France, il n’existe pas de sociétés privées spécialisées dans la collecte et la mise à disposition de données relatives à la solvabilité des consommateurs. Le Règlement européen RGPD et la loi interne ne le permettent pas. Seul un fichier national spécifique au crédit, géré par la Banque de France, est accessible aux prêteurs. Et il ne mentionne que les incidents de remboursement et non l’ensemble des prêts en cours. Selon la CNIL, «la généralisation de l’accès à de tels fichiers à toutes les personnes y ayant un intérêt commercial présente un risque d’exclusion sociale important pour les personnes, surtout si l’accès est ouvert à des organismes étrangers au secteur du crédit, tels que des fournisseurs d’énergie ou des opérateurs de téléphonie». Un problème auquel le législateur helvétique ne semble pas aussi sensible.
Vous êtes fiché? Nos conseils
Vous avez aussi des droits. Vous pouvez savoir quelles informations sont traitées à votre sujet et les faire supprimer si elles sont fausses.
Une entreprise vous refuse un paiement sur facture, un crédit ou un abonnement
Demandez des explications par écrit. Si elle prétend que votre solvabilité n’est pas satisfaisante, vous avez le droit de connaître l’identité de la société qui a établi votre profil de paiement.
Vous apprenez qu’une société de renseignement économique vous a noté
Exigez une copie de toutes les informations vous concernant. La société doit vous les fournir gratuitement, dans les 30 jours. Elle peut demander une copie de votre carte d’identité.
Les informations vous concernant sont farfelues
Vous avez le droit de demander la rectification immédiate des données manifestement fausses. Par exemple, si elles vous confondent avec un homonyme ou font état d’une dette dont vous n’avez jamais entendu parler.
Votre profil mentionne une facture que vous avez contestée
Vous pouvez, à tout le moins, demander à ce que la mention «contestée» soit ajoutée. Au besoin, prenez contact avec le créancier pour exiger qu’il la fasse radier. S’il refuse, il est possible d’agir en justice pour faire constater que la créance est indue.
Vérifiez l’exactitude de vos données dans les fichiers IKO et ZEK
La demande peut être faite via le site internet de ces deux organismes iko.ch et zek.ch (onglet «données sur ma personne»). Elles doivent vous être fournies gratuitement, dans les 30 jours.