Quand on écoute le récit de Coralie Sandra Jacot (photo), on hésite à le classer chez Kafka ou chez Ubu, le roi de l’absurde. A la fin de 2016, la jeune femme ouvre, à l’enseigne de Coeye, un petit magasin d’articles de bureau et de papeterie à Grandson (VD). «Un fournisseur m’a avisé quelques mois plus tard que je devrais désormais payer toutes mes factures à l’avance, car je figurais, selon la société de renseignements économique Bisnode D&B, sur une liste «orange» du point de vue de ma solvabilité. Cette nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre!»
«Je n’ai jamais contracté de crédit et je paie pourtant mes factures dans les délais», s’indigne-t-elle. La mauvaise note met la jeune entrepreneuse dans l’embarras. «C’est désagréable pour gérer le fond de stock, car les clients, eux, ont 30 jours pour s’acquitter.»
Zone orange
Coralie Sandra Jacot mène l’enquête et découvre, stupéfaite, que Bisnode D&B a établi, à son insu, un «business report» à son sujet. La fiche, accessible aux clients de la société, décerne à notre lectrice une note de 20 sur 100. Cette dernière présente en outre un risque de défaillance «supérieur à la moyenne» de 3 sur 4. Sur l’échelle colorée graduée qui va du rouge au vert, le commerce se trouve effectivement en zone orange. Le document émet enfin une recommandation de crédit maximale de 5000 fr., un montant inexplicable pour la jeune femme qui n’a jamais contracté d’emprunt.
Bisnode D&B lui explique que, pour faire modifier sa note, elle doit envoyer un extrait actuel de l’Office des poursuites. Elle peut aussi demander à être biffée du registre. «Il convient toutefois de garder présent à l’esprit qu’une image positive de votre entreprise dans notre base de données apporte des avantages», précise Bisnode D&B. Exaspérée, notre lectrice exige la suppression immédiate de la fiche, ce qui a été fait le 13 septembre dernier.
Pas question, en revanche, de dédommager la commerçante. La société de recouvrement fait valoir qu’elle n’est pas responsable des conditions pratiquées par les fournisseurs. «Il est de notre devoir, en tant que société de renseignements économiques, de permettre des relations commerciales sûres», précise le porte-parole Christian Wanner. «La vérification de la solvabilité de nos partenaires commerciaux s’inscrit dans cette démarche.»
Sources insuffisantes
Le procédé est d’autant plus incompréhensible, voire illégal (lire encadré) que l’évaluation est arbitraire. Rien, dans les sources citées par la société – comme la Feuille officielle suisse du commerce – ne permet de conclure à l’insolvabilité de la papetière. Bisnode D&B fonde ainsi son jugement sur l’âge du commerce (moins de sept ans, donc risqué) et sur la forme juridique de l’enseigne qui présente également, en tant qu’entreprise individuelle, «de nombreux risques». «Les indications financières dont nous disposons sont insuffisantes pour procéder à une évaluation claire des moyens financiers de la société», précise encore la fiche.
L’évaluation «orange» aurait pu avoir des conséquences catastrophiques pour la nouvelle enseigne. Coralie Sandra Jacot a, heureusement, gagné sa bataille contre l’arbitraire. Elle a ouvert récemment une succursale à Yverdon-les-Bains.
Claire Houriet Rime
Eclairage: Trop flou pour être honnête
Peut-on décemment évaluer une entreprise sur des bases aussi floues? En 2017, le Tribunal administratif fédéral avait imposé des limites claires à Moneyhouse. «La société est tenue de prendre des mesures appropriées, afin de garantir l’exactitude du contenu des informations sur la solvabilité», précise ainsi le
TAF.
De son côté, le Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (PFPDT) relève sur son site que, «si une entreprise obtient une mauvaise note parce qu’elle a refusé de fournir certaines informations, et que cette note est communiquée à des tiers, il y a atteinte illicite à la personnalité. Une telle pratique est contraire au principe de la bonne foi.» Sa porte-parole Silvia Böhlen Chiafolo refuse toutefois de se prononcer sur ce cas précis. «Il est légal d’évaluer une entreprise sur des bases valables, mais pas de lui attribuer une mauvaise note sans raison», relève de son côté Silvia Diaz du Service juridique de Bon à Savoir.
Un mauvais arrangement valant parfois mieux qu’un bon procès, le PFPDT recommande de demander une rectification plutôt que de porter plainte devant un tribunal.