Introduction
A Genève, jusqu’en juin 2008, le refus d’une autorisation de visite ou de téléphone par le magistrat instructeur n’était pas sujet à recours sur le plan cantonal(2), alors que, dans le canton de Vaud, il existait une procédure de réclamation(3).
Cette question est aujourd’hui réglée par le Code de procédure pénale: tout contact entre le prévenu en détention et des tiers est ainsi soumis à l’autorisation de la direction de la procédure; les visites sont surveillées si nécessaires (art. 235 al. 2 CPP). La direction de la procédure contrôle en outre les courriers entrant et sortant (art. 235 al. 3 CPP). L’article 235 al. 1 CPP rappelle que la liberté des prévenus en détention ne peut être restreinte que dans la mesure requise par le but de la détention et par le respect de l’ordre et de la sécurité dans l’établissement. Par ailleurs, la limitation des contacts avec l’avocat doit demeurer exceptionnelle (art. 235 al. 4 CPP).
L’article 235 CPP rappelle ainsi que les détenus en détention provisoire disposent de droits constitutionnels, lesquels ne peuvent être restreints qu’en présence d’une base légale, d’un intérêt public et du respect du principe de la proportionnalité (art. 36 Cst.)(4).
Le Tribunal fédéral a défini les principes applicables en cette matière: «La garantie de la liberté personnelle (art. 10 al. 2 Cst.) et le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 CEDH et 13 Cst.) permettent aux personnes détenues de recevoir régulièrement des visites des membres de leur famille, dans les limites découlant de la mesure de contrainte qui leur est imposée et du rapport de sujétion spécial qui les lie à l’Etat. Conformément aux exigences de l’art. 36 Cst., les restrictions à ce droit doivent reposer sur une base légale et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire au but de l’incarcération. Les exigences inhérentes au but de la détention doivent être examinées dans chaque cas, les restrictions imposées pouvant être d’autant plus sévères que le risque, notamment de collusion, apparaît élevé. Par analogie avec la détention provisoire, le risque de collusion doit, pour faire échec au droit de visite des proches, présenter une certaine vraisemblance, et l’autorité doit indiquer, au moins dans les grandes lignes, en quoi l’exercice de ce droit pourrait compromettre les résultats de l’enquête.»(5)
Le contentieux relatif aux contacts des prévenus détenus avec leurs proches est principalement cantonal et les arrêts du Tribunal fédéral sont donc relativement rares(6). Une présentation de la pratique cantonale en la matière est nécessaire pour déterminer les contours de l’article 235 CPP, en pratique.
Normes applicables
Outre les normes garantissant les droits fondamentaux (art. 10 al. 2 Cst., 8 CEDH et 13 Cst.) déjà citées, ainsi que l’article 235 CPP, le droit cantonal contient souvent des dispositions applicables au régime de détention. Dans le canton de Genève, les prévenus sont soumis au règlement sur le régime intérieur de la prison et le statut des personnes incarcérées (RRIP/GE)(7). Dans le canton de Vaud, c’est le règlement sur le statut des détenus avant jugement et des condamnés placés dans un établissement de détention avant jugement et les régimes de détention applicables (RSDAJ/VD)(8) qui règlemente en partie ce domaine.
Ces normes cantonales sont fréquemment citées par les autorités de recours cantonales dans leur examen de recours contre des refus d’autorisation de visite ou de téléphone fondés sur l’article 235 CPP(9).
Dans ces différents arrêts, aucun examen de la place laissée par la procédure pénale fédérale au droit cantonal, dans le domaine de l’exécution de la détention, n’a été effectué.
A cet égard, il faut rappeler que le principe de la primauté du droit fédéral (art. 49 Cst.) n’est pas absolu. Selon le Tribunal fédéral, ce principe fait obstacle à l’adoption ou à l’application de règles cantonales qui éludent des prescriptions de droit fédéral ou qui en contredisent le sens ou l’esprit, notamment par leur but ou par les moyens qu’elles mettent en œuvre, ou qui empiètent sur des matières que le législateur fédéral a réglementées de façon exhaustive. Cependant, même si la législation fédérale est considérée comme exhaustive dans un domaine donné, une loi cantonale peut subsister dans le même domaine, en particulier si elle poursuit un autre but que celui recherché par le droit fédéral. En outre, même si, en raison du caractère exhaustif de la législation fédérale, le canton ne peut plus légiférer dans une matière, il n’est pas toujours privé de toute possibilité d’action. Ce n’est que lorsque la législation fédérale exclut toute réglementation dans un domaine particulier que le canton perd toute compétence pour adopter des dispositions complétives, quand bien même celles-ci ne contrediraient pas le droit fédéral ou seraient même en accord avec celui-ci(10).
Il est incontestable que la poursuite des infractions de droit fédéral est aujourd’hui exclusivement soumise au CPP (art. 1 al. 1 CPP), lequel a eu pour objectif de remplacer le droit cantonal en la matière(11). Le droit cantonal ne peut donc pas imposer des conditions supplémentaires à l’article 235 CPP.
En revanche, l’exploitation d’un établissement de détention relève du droit cantonal (art. 123 al. 2 Cst.). Les cantons sont ainsi compétents pour légiférer dans le domaine de l’exécution de la détention avant jugement et le législateur fédéral s’est limité à poser des principes (art. 234 à 236 CPP), qui doivent ensuite être concrétisés par des normes cantonales(12). L’article 235 al. 5 CPP le rappelle au demeurant explicitement en prévoyant que les cantons règlent les droits et les obligations des prévenus en détention. Une réglementation détaillée du régime de détention, par exemple le nombre de personnes susceptibles de rendre visite à un prisonnier en même temps (art. 52 al. 2 RSDAJ/VD) ou le fait qu’une visite doive avoir lieu en présence d’un fonctionnaire de la prison (art. 37 al. 2 RRIP/GE), est dès lors conforme au droit fédéral.
En matière de contrôle des visites, des téléphones et des courriers, l’article 235 CPP ne doit ainsi pas être examiné seul et la législation cantonale doit être prise en compte.
A l’avenir, les prévenus risquent en outre fréquemment d’invoquer(13), à l’appui de leurs demandes, les règles pénitentiaires européennes (RPE)(14), adoptées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, en particulier l’article 24 qui s’applique aux contacts avec l’extérieur. Le Tribunal fédéral a en effet très récemment été amené à confirmer la portée non négligeable de ces règles: «Les RPE – et a fortiori leur commentaire – ont le caractère de simples directives à l’intention des Etats membres du Conseil de l’Europe. Cependant, en tant que reflet des traditions juridiques communes à ces Etats, le Tribunal fédéral en tient compte de longue date dans la concrétisation de la liberté personnelle et des autres droits fondamentaux garantis par la Cst. et par la CEDH. On parle, à leur propos, de «code de la détention pénitentiaire» ou de «soft law», néanmoins relativement contraignante pour les autorités.»(15)
En pratique, l’article 235 CPP ainsi que le droit cantonal le complétant doivent être interprétés à la lumière de l’article 24 RPE, lequel prévoit que les détenus doivent être autorisés à communiquer aussi fréquemment que possible – par lettre, par téléphone ou par d’autres moyens de communication – avec leur famille, des tiers et des représentants d’organismes extérieurs, ainsi qu’à recevoir des visites desdites personnes (art. 24 ch. 1 RPE). Cette disposition prévoit en outre que toute restriction ou surveillance des communications et des visites nécessaire à la poursuite et aux enquêtes pénales, au maintien du bon ordre, de la sécurité et de la sûreté, ainsi qu’à la prévention d’infractions pénales et à la protection des victimes – y compris à la suite d’une ordonnance spécifique délivrée par une autorité judiciaire – doit néanmoins autoriser un niveau minimal acceptable de contact (art. 24 ch. 2 RPE).
Pratique cantonale récente
A ce jour, les juridictions cantonales des cantons de Vaud et de Genève se fondent sur l’article 235 CPP et sur les règlements cantonaux pour contrôler les décisions du Ministère public en matière de contacts avec l’extérieur. Les RPE ne sont en revanche peu, voire pas, présentes dans la jurisprudence rendue à ce jour dans ce domaine.
Dans le canton de Vaud, le refus du Ministère public d’accorder un droit de visite à un prévenu en détention provisoire à un membre d’une association, au motif que ce dernier n’avait aucun lien avec lui, a été confirmé. La cour cantonale a jugé qu’il ne s’agissait pas d’un proche d’un prévenu et qu’un membre d’une association ne disposait d’un droit à la visite que s’il était membre d’une institution partenaire et reconnue en matière de détention (art. 55 RSDAJ/VD)(16). La cour vaudoise a en outre jugé qu’un prévenu ne pouvait exiger de recevoir plusieurs visites à la fois et qu’il n’existait, en principe, aucun motif à autoriser simultanément des visites multiples(17).
Dans le canton de Genève, ce sont avant tout les risque de collusion ou de pression qui ont été au centre des débats. La cour cantonale(18) puis le Tribunal fédéral(19) ont ainsi confirmé que les enfants d’un prévenu accusé de meurtre ne pouvaient se voir accorder un droit de visite, au motif qu’ils avaient été présents au moment des faits et que leurs déclarations, divergentes de celles du prévenu, concernaient «des circonstances susceptibles d’aboutir à une qualification différente de l’infraction (assassinat au lieu de meurtre)»(20). Pour les mêmes motifs, une interdiction de téléphoner avec les enfants est justifiée, car une «surveillance des conversations – y compris en français – n’entre pas en considération dès lors que, au contraire du courrier qui fait l’objet d’une censure préalable, les effets d’une tentative de manipulation lors d’une conversation téléphonique ne pourrait pas être réparée par une intervention a posteriori»(21).
Dans une autre affaire de meurtre commise dans un cadre familial, la Cour cantonale genevoise a en revanche jugé que, si le Ministère public autorisait des contacts téléphoniques entre le prévenu détenu et son frère, il ne pouvait plus refuser une autorisation de visite: «Le Ministère public semblant, dans ses observations, pouvoir se résoudre à des contacts téléphoniques entre le recourant et son frère, on ne voit en tout cas pas en quoi ce risque serait aggravé si les interlocuteurs se parlaient de visu. En effet, sous l’angle du principe de proportionnalité, le but de préservation des besoins de l’enquête peut être atteint – dans les deux cas – par une mesure moins incisive que la privation de contacts personnels, à savoir par l’enregistrement, puis par l’éventuelle traduction subséquente, du contenu de la rencontre.»(22)
Tout contact entre un prévenu et sa famille peut en outre être refusé lorsque les examens des données rétroactives du téléphone portable ne sont pas encore connus et ne permettent ainsi pas de déterminer le rôle éventuel des membres de la famille(23), d’autant plus lorsque le prévenu se refuse à toute collaboration(24). En revanche, même un prévenu qui cherche à influencer des tiers à l’extérieur ne peut pas se voir refuser toute visite d’un visiteur officiel – et neutre – de prison, en l’absence d’éléments concrets faisant craindre un risque de collusion par ce biais(25). L’examen se fait toutefois différemment lorsqu’il ne s’agit pas d’un tiers neutre, mais du frère du prévenu. Dans un tel cas, lorsqu’il ressort de la procédure que le prévenu cherche à influencer des témoins, voire la victime, un refus d’autorisation de visite peut se justifier(26).
A noter que le Tribunal fédéral a jugé que la surveillance d’une visite par un gardien était, en cas de risque de collusion, insuffisante, car celui-ci ne connaissait pas le contenu du dossier(27). Il en va de même de la surveillance par des membres d’une association tierce(28).
Dans le canton de Genève, la cour cantonale a encore dû déterminer le début de la protection de la correspondance entre avocat et prévenu. Elle a jugé que cette correspondance n’était protégée qu’entre l’avocat constitué et le prévenu. En revanche, lorsqu’un prévenu en détention correspond avec un autre avocat, non constitué, la cour cantonale, de manière contraire à la position soutenue par la doctrine(29), a jugé que cette correspondance était soumise à la surveillance courante au sens de l’article 235 al. 3 CPP et pouvait, le cas échéant, être interceptée(30).
Il ressort de cette casuistique que l’examen de l’article 235 CPP doit se faire in concreto, notamment afin d’examiner les risques de collusions spécifiques à chaque affaire. Il faut toutefois mentionner que le risque de collusion relatif à la détention (art. 221 al. 1 lit. b CPP) n’est pas nécessairement le même que celui qui préside à l’examen de l’article 235 CPP. Il est en effet possible d’autoriser une visite d’un membre de la famille, avec lequel aucun risque de collusion concret n’existe, alors que des comparses du prévenu sont encore en fuite, ce qui justifie un maintien de la détention préventive(31). L’examen de l’article 235 CPP nécessite ainsi un examen plus détaillé du risque de collusion ou de pression avec la personne sollicitant des contacts avec le prévenu.
Conclusion
Le survol de la pratique cantonale des cantons de Vaud et de Genève met en évidence une casuistique détaillée. Sans surprise dans ce domaine, le principe le plus important est en définitive celui de la proportionnalité. Le principe même de la base légale et de l’intérêt public ne pose en effet guère de problème dans un domaine aujourd’hui réglementé, en partie, sur le plan fédéral.
On constate en outre un contentieux de plus en plus important dans ce domaine. La pratique sera donc amenée à continuer d’évoluer et les arrêts du Tribunal fédéral, qui ne manqueront sans doute pas de se multiplier, de concilier les impératifs de la poursuite pénale, notamment le risque de collusion, et le droit fondamental du prévenu à disposer de contacts avec l’extérieur. Les RPE, sans doute amenées à être invoquées de plus en plus fréquemment, ne devraient a priori pas entraîner de changement important en la matière. L’article 24 ch. 2 RPE prévoit en effet clairement la faculté pour les autorités de poursuite de limiter les contacts en cas de nécessité.
(1) Chargé de cours à l’Université de Genève, premier procureur à Genève. La présente contribution reflète uniquement l’opinion de son auteur.
(2) Cf. arrêt du Tribunal fédéral du 16 juin 2008, 1B_114/2008; arrêt du Tribunal fédéral du 18 juin 2008, 1B_144/2008.
(3) Cf. arrêt du Tribunal fédéral du 9 juin 2000, 1P.310/2000.
(4) Niklaus Schmid, Schweizerische Strafprozessordung, Praxiskommentare, Zurich/Saint-Gall, Dike, 2013, p. 428.
(5) Arrêt du Tribunal fédéral du 7 avril 2014, 1B_74/2014, c. 3.2; arrêt du Tribunal fédéral du 18 décembre 2013, 1B_382/ 2013, c. 2.1; arrêt du Tribunal fédéral du 1er juin 2010, 1B_135/2010. Voir déjà, avec une formulation un peu différente: arrêt du Tribunal fédéral du 9 juin 2000, 1P.310/2000.
(6) Les seuls arrêts du Tribunal fédéral rendus sur cette question depuis le 1er janvier 2011 sont l’arrêt du Tribunal fédéral du 7 avril 2014, 1B_74/2014 et l’arrêt du Tribunal fédéral du 18 décembre 2013, 1B_382/2013.
(7) RS/GE F 1 50.04.
(8) RS/VD 340.02.5.
(9) Voir arrêt de la Chambre pénale de recours du canton de Genève ACPR/ 452/2013 du 26 septembre 2013; arrêt de la Chambre pénale de recours du canton de Genève ACPR/324/2012 du 14 août 2012; arrêt de la Chambre des recours pénale du canton de Vaud PE.11.013881-LML du 17 juillet 2012; arrêt de la Chambre des recours pénale du canton de Vaud PE11.018283-YBL du 2 mai 2012.
(10) ATF 139 I 242, c. 3,2; ATF 139 I 195, c. 4; ATF 138 I 435, c. 3.1.
(11) Message du Conseil fédéral du 21 décembre 2005 relatif à l’unification du droit de la procédure pénale, FF 2005 1057, p. 1069.
(12) Niklaus OBERHOLZER, Grundzüger des Strafprozessrechts, Berne, Stämpfli, 2012, p. 357; Gérard PIQUEREZ/Alain MACALUSO, Procédure pénale suisse, Genève/Zurich/Bâle, Schulthess, 2011, p. 443; Franz RIKLIN, StPO Kommentar, Zurich, Orell Füssli, 2010, p. 385.
(13) Voir l’article 15 (b) du Statut du Conseil de l’Europe (RS 0.192.030).
(14) Recommandation Rec (2006) 2 sur les Règles pénitentiaires européennes (RPE) du 11 janvier 2006.
(15) Arrêt du Tribunal fédéral du 26 février 2014, 1B_369/2013 (destiné à publication), c. 3.2.
(16) Arrêt de la Chambre des recours pénale du canton de Vaud PE.11.013881-LML, du 17 juillet 2012.
(17) Arrêt de la Chambre des recours pénale du canton de Vaud, PE11.018283-YBL, du 2 mai 2012.
(18) Arrêt de la Chambre pénale de recours du canton de Genève, ACPR/452/2013, du 26 septembre 2013.
(19) Arrêt du Tribunal fédéral du 18 décembre 2013, 1B_382/2013.
(20) Arrêt du Tribunal fédéral du 18 décembre 2013, 1B_382/2013, c. 2.2.
(21) Arrêt du Tribunal fédéral du 7 avril 2014, 1B_74/2014, c. 3.4.
(22) Arrêt de la Chambre pénale de recours du canton de Genève ACPR/324/2012 du 14 août 2012, c. 3.3.
(23) Arrêt de la Chambre d’accusation du canton de Genève OCA/226/2010, du 15 septembre 2010.
(24) Arrêt de la Chambre d’accusation du canton de Genève OCA/173/2010, du 7 juillet 2010.
(25) Arrêt de la Chambre d’accusation du canton de Genève OCA/177/2010, du 7 juillet 2010.
(26) Arrêt de la Chambre d’accusation du canton de Genève OCA/171/2009, du 8 juillet 2009.
(27) Arrêt du Tribunal fédéral du, 1er juin 2010, 1B_135/2010, c. 2.3.
(28) Arrêt du Tribunal fédéral du 18 décembre 2013, 1B_382/2013, c. 2.3.
(29) OBERHOLZER, op. cit. (n. 12) p. 364 et la jurisprudence cantonale citée.
(30) Arrêt de la Chambre pénale de recours du canton de Genève, ACPR/546/2012, du 29 novembre 2012, résumé in Christian COQUOZ/Alexandre MOERI, Le CPP: questions choisies après trois ans de pratique, SJ 2014 II 37, p. 49.
(31) Voir arrêt du Tribunal fédéral du 22 février 2012, 1B_79/2012, c. 5.2.