[article modifié le 19 avril 2021]
Lorsqu’on ne peut plus aller au restaurant, on fait venir le restaurant à soi. Pendant le premier confinement, il y a un an, nombreux sont ceux qui ont, pour la première fois, fait appel à un service de livraison à domicile. La démarche est simple: il suffit de choisir les plats que l’on veut commander sur un site internet ou une appli. On entre une adresse de livraison. Le payement se fait par carte de crédit ou en liquide. Un de ces services, Eat.ch, a enregistré trois fois plus de demandes le printemps dernier. L’entreprise comptabilise chaque mois plus de 500 000 courses en Suisse.
Les livreurs à vélo doivent, eux, pédaler sec pour gagner leur salaire. C’est ce que montrent des contrats des trois grands services de livraison Eat.ch, Smood et Chaskis SA, la société qui emploie les coursiers de Uber Eats Genève. Il faut savoir que Genève connaît la législation la plus avancée en matière d’encadrement de ce genre de services, avec l’obligation d’employer les coursiers et un salaire minimum de 23 fr. de l’heure depuis novembre 2020 et 23.14 fr. depuis janvier 2021. Dans le reste de la Suisse, Uber Eats travaille avec des coursiers indépendants.
Parmi les livreurs au bénéfice d’un contrat, ceux de Smood sont les moins bien rémunérés avec 19 fr. brut de l’heure. Aucun supplément pour les soirées ou les dimanches n’est prévu. Le contrat stipule que «l’horaire s’étend aux soirées, aux dimanches et aux jours fériés. Par sa signature, le collaborateur se déclare prêt à travailler à ces heures». Eat.ch paie, pour sa part, 22 fr. de l’heure. Quant aux coursiers indépendants de Uber Eats, ils sont rémunérés à la course: 4 fr. pour venir chercher les plats au restaurant, 1.50 fr. pour la livraison au client et 1.50 fr. par kilomètre. Une course de 5 kilomètres rapporte donc 13 fr., indépendamment du nombre de plats transportés. Un coursier témoigne: «Bien souvent, je n’arrive qu’à un salaire de 10 fr. de l’heure.» Uber Eats contredit ces dires. L’entreprise affirme que ses livreurs gagnent en moyenne 21 fr. de l’heure aux heures des repas.
Syndicom dénonce le fait que Uber désavantage les coursiers indépendants. «L’entreprise fait porter le risque entrepreneurial aux livreurs», dénonce David Roth, secrétaire central du syndicat. Ces entreprises n’appliquent pas les conventions collectives de travail qui seraient pourtant obligatoires, estime Umberto Bandiera, secrétaire syndical d’Unia.
Le coursier passe à la caisse
Hormis les bas salaires, les coursiers ont aussi des frais pour lesquels ils ne sont pas indemnisés. Chez Eat.ch, le vélo et le sac de transport sont mis à disposition. Toutefois, les coûts pour leur téléphone et leur abonnement ne sont pas remboursés. Le contrat stipule que «l’employé met à disposition son smartphone personnel sans dédommagement». Chez Uber Eats, les coursiers indépendants doivent se procurer eux-même un sac de transport à des dimensions prédéfinies. Il peuvent l'acheter directement auprès de l'entreprise pour un prix de 120 francs.
Chaskis épinglée sur les pourboires
Au salaire s’ajoutent les pourboires. Normalement. En effet, les contrats de Chaskis SA stipulaient que les bonnes-mains versées par le biais de l’appli sont comprises dans le salaire minimum. Le non-versement des pourboires avait fait grand bruit à la fin de l’année passée, obligeant Uber Eats à revoir sa stratégie. Dans un e-mail du 21 décembre, que Chaskis nous a transmis, l’entreprise annonce aux livreurs le versement des pourboires à partir du même mois. Elle ajoute toutefois: «Afin de pouvoir continuer à vous verser vos pourboires, l’équipe opérationnelle s’assurera de maintenir la performance globale à 2,8 commandes livrées par heure.» «Le niveau de salaire exigé à Genève ne peut être tenable, que pour autant que le nombre de courses effectuées par heure permette à l’entreprise de faire face à ses coûts», explique Sarah Halpérin, avocate de Chaskis. Selon elle, une baisse de performance des livreurs a été constatée lorsqu’ils ont acquis le statut de salariés en septembre 2020. L’avocate affirme toutefois que l’engagement à verser les pourboires n’est pas lié à la performance et l’entreprise n’entend pas revenir sur sa décision.
Chez Eat.ch, les conditions générales stipulent que «le pourboire est destiné au coursier». Des coursiers de Eat.ch et de Smood critiquent toutefois un manque de transparence. Ils disent ne pas avoir la possibilité de contrôler que l’intégralité des pourboires leur est bien reversée. Pour en être sûr, mieux vaut donc donner le pourboire au coursier en main propre, au moment de la livraison.
Les plateformes empochent 30% du prix du plat
Les clients règlent leurs commandes directement auprès des services de livraison. Ces derniers paient ensuite les restaurants, non sans prélever une commission. Eat.ch, Smood et Uber Eats gardent environ 30% du prix du menu. Pour beaucoup de restaurateurs, il ne reste, au bout du compte, pas grand-chose. «Avec de telles commissions, la vente de pizzas ou de pâtes est peut-être encore rentable. Mais je ne peux pas proposer des menus du jour ou des plats avec de la viande dans ces conditions, sinon mes frais ne sont pas couverts», explique un restaurateur de Winterthour (ZH).
Et difficile pour les restaurants d’augmenter les prix des menus commandés sur les plateformes. Eat.ch impose dans ses conditions générales que les tarifs soient les mêmes que ceux indiqués sur le site internet de l'établissement. Qui souhaite soutenir un restaurant commandera ses plats sans intermédiaires, quitte à aller les chercher soi-même. Certains établissements font eux-mêmes les livraisons.
En réponse, Eat.ch attire l’attention sur les importants coûts publicitaires, le marketing et l’exploitation de la plateforme. Par ailleurs, les coursiers reçoivent un 13e salaire, ce qui porte leur salaire horaire à 23.83 fr. Smood n’a pas pris position.
Christian Gurtner / Sandra Porchet