«Bien sûr qu’ils sont du lac. Celui juste ici, derrière vous!» Le serveur pointe du doigt le Léman qui s’étire au pied de la terrasse. Nous saurons quelques semaines plus tard qu’il s’est simplement trompé de direction… Car ses perches viennent de bien plus loin.
En voie de disparition
Rapportée par l’un de nos enquêteurs, cette anecdote dresse un tableau assez fidèle de la situation. Toujours plus réclamé par la clientèle, ce poisson se fait rare dans les filets des pêcheurs, même s’il n’est pas menacé. Selon l’Association suisse romande des pêcheurs professionnels (Asrpp), seulement 5% à 10% des perches consommées en Suisse viennent du pays.
Les autres sont importées des pays de l’Est ou d’Irlande. Beaucoup de restaurateurs s’en sont accommodés et servent des filets étrangers, le plus souvent sans préciser leur origine. Ils en ont le droit, mais plus pour longtemps: à partir de mai 2018, cette mention sera obligatoire. De plus, interdiction d’utiliser le terme «du lac» si la pêche ne provient pas d'un plan d’eau helvète.
Même s’ils sont peu nombreux, les établissements qui proposent encore de la perche locale existent toujours. Sont-ils honnêtes? Pour le savoir, nous en avons visité 20 en collaboration avec l’émission On en Parle de la RTS et avons confié les filets qui nous ont été servis à un laboratoire spécialisé dans l’identification de l’origine des poissons. Les résultats sont tombés quelques semaines plus tard: nous nous sommes fait berner à six reprises, soit dans 30% des cas (voir cartographie).
Manque de respect
«Au vu du protocole annoncé, il semble peu probable que ces pratiques s’expliquent autrement que par la tromperie volontaire. Ce n’est pas tolérable et totalement contraire aux recommandations et à l’éthique de la restauration», a réagi Gilles Meystre, membre du Conseil de GastroSuisse. Même son de cloche chez les pêcheurs professionnels: «C’est un manque total de respect pour notre métier, pour les clients et pour les restaurateurs qui jouent le jeu!», s’énerve le président de l’Asrpp, Ilan Page.
Le consommateur, lui, n’est pas tant lésé par la qualité du poisson – selon les spécialistes, on trouve de tout sur le marché de l’importation, y compris du très bon – que par le prix qu’on lui facture. Car la perche suisse est devenue un mets de luxe: dans nos 20 restaurants, le tarif d’une assiette varie de 30 à 44 fr. (moyenne: 38 fr.). Compréhensible, car le kilo de filets locaux se négocie autour des 50 fr. et monte parfois jusqu’à 90 fr. vers Genève. C’est deux à quatre fois plus que celui des filets importés (20 fr. environ). Le calcul est vite fait: l’économie peut dépasser 5 fr. par assiette. Quelques dizaines de services par jour et la différence se chiffre en milliers de francs par mois. «Je connais la vie de restaurateur, je peux comprendre que certains craquent», glisse Ilan Page.
Pas de 100% Léman
«Il est impossible de faire du 100% Léman», nous a répondu le patron de La Pêcherie (Allaman). Tout comme quatre autres établissements pris en faute, il admet recourir à des filets importés lorsque ceux du lac sont épuisés. Seule la Buvette de la Plage (Tannay) s’excuse pour la mention «perche du lac» qui figure sur la page d’accueil de son site internet, puisqu’elle n’en propose «qu’exceptionnellement».
Chez Maître Jaques (Nyon), où un mélange de perches locales et importées a été retrouvé, on plaide l’erreur: le cuisinier aurait utilisé un reste de filets étrangers destinés au plat du jour pour compléter l’assiette. Au Restaurant de la gare de Cully, en dépit de notre commande de filets du lac, ce sont des poissons importés qui ont été servis, sans avertissement. Comme nous l’avons découvert plus tard, ils ont toutefois été facturés au prix des filets servis au café attenant, moins chers car pas de provenance locale.
Tous les restaurateurs prétendent pourtant jouer la transparence avec leur clientèle une fois leur stock local épuisé. Selon eux, les fausses déclarations d’origine du poisson résultent d’erreurs du personnel ou de malentendus. Un comble, sachant que nos enquêteurs ont obtenu la confirmation qu’on allait bien leur servir des filets suisses à plusieurs reprises dans chaque établissement (lire encadré).
Contrôles peu effrayants
Pour le chimiste cantonal vaudois Christian Richard, il y a tromperie au sens de l’art. 12 de l’ordonnance sur les denrées alimentaires si l’erreur dans l’indication de la provenance du poisson est volontaire. Si le prélèvement avait été effectué par une instance officielle, les établissements fautifs auraient été condamnés à payer des émoluments (510 fr.), puis dénoncés à la Préfecture. En fonction du degré d’infraction (récidive ou non, intentionnalité, ampleur de la fraude…), des amendes peuvent alors être prononcées. Seul hic: en arrivant sur place, les inspecteurs doivent s’annoncer. Un restaurant malhonnête peut donc très bien expliquer au contrôleur qu’il est à court de perche locale. Puis répondre à un client, le même jour, qu’il en a encore.
Vincent Cherpillod
En détail
Protocole d’enquête
Après un permier tri pour sélectionner des restaurants qui affirment proposer des perches locales, nous en avons tiré 20 au sort parmi ceux situés à proximité d’un lac romand. Nos enquêteurs se sont rendus incognito dans chaque établissement. Ils ont prélevé trois filets dans leur assiette et les ont envoyés au laboratoire du Service de la consommation et des affaires vétérinaires du canton de Vaud. L’analyse de séquences ADN particulières des poissons (génotypage par microsatellites) a ensuite permis aux spécialistes d’identifier si leur origine était suisse ou non.
Pour éviter les malentendus, nous avons vérifié à trois reprises que chaque établissement servait des filets de perche suisses.
⇨ Une première fois lors de notre préenquête, quelques jours avant le prélèvement (par téléphone ou selon les indications du site internet du restaurant).
⇨ Une deuxième fois le matin du prélèvement, lors de la réservation par téléphone.
⇨ Sur place lors de la commande, nous avons précisé au serveur vouloir manger des filets de perche du Léman ou du lac de Neuchâtel selon la localisation du restaurant.
Trucs et astuces
Comment débusquer les vrais?
Pour mettre de son côté toutes les chances d’avoir de la perche suisse dans son assiette, voici quelques trucs.
⇨ Si la provenance n’est pas indiquée, il n’y a presque aucune chance qu’elle soit suisse. C’est le cas dans la majorité des restaurants.
⇨ Méfiance avec ceux qui garantissent à 100% fournir des perches locales tous les jours de l’année. Il est difficile d’assurer un approvisionnement continu, surtout en mai où la pêche des perches est interdite dans le Léman.
⇨ La quantité de perches n’est pas toujours suffisante pour garnir toutes les assiettes de la journée. Lors d’une réservation par téléphone, ne pas hésiter à demander au restaurateur de mettre de côté une ou plusieurs portions de filets suisses. Lors de notre enquête, certains l’ont proposé spontanément, et l’analyse a montré qu’ils ont joué le jeu.
⇨ Filets de petite taille ne signifie pas filets suisses, car les importateurs se sont adaptés aux désirs de la clientèle et fournissent les restaurants en petits filets calibrés pour le marché romand.
⇨ Difficile de résister à une terrasse au début de l’été… Pourtant, selon les pêcheurs du Léman, mieux vaut attendre septembre et octobre, car c’est à cette époque que les perches mordent le plus. Ça tombe bien, c’est maintenant!
⇨ Si vous tenez mordicus à manger local, misez sur la féra. En termes de poids, elle représente près de 75% du poisson pêché dans le Léman. Et on dit que ses qualités gustatives n’ont rien à envier à la perche!