Il y a les faits, d’abord, et ils sont têtus. Notre pays est, depuis longtemps, un abominable ilôt de cherté. Qui, d’entre nous, n’a jamais constaté, pour les mêmes produits, des différences de prix stupéfiantes avec l’étranger? Une étude toute fraîche de la Haute Ecole spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse (FHNW) relève, par exemple, que les couches pour bébés coûtent, chez nous, en moyenne 61% de plus qu’en Allemagne. Et, dans certains cas, l’écart peut être proprement abyssal. En cardiologie, les cathéters de dilatation des vaisseaux coronaires sont vendus 120 fr. dans la patrie de Angela Merkel, alors que nos hôpitaux les paient jusqu’à 800 fr. la pièce, soit un surcoût de 567%! L’ancien Surveillant des prix, Rudolf Strahm, estime que le préjudice économique global atteint ainsi 15 milliards de francs par année!
Le problème? Les fournisseurs imposés
L’initiative populaire «Stop à l’îlot de cherté – pour des prix équitables», dont Bon à Savoir a soutenu la récolte de signatures, veut lutter contre ce phénomène. Et, pour cela, elle pointe du doigt un problème majeur: de nombreuses sociétés étrangères cloisonnent leurs canaux de distribution. Elles ne livrent ainsi nos entreprises qu’au travers de leurs succursales suisses ou d’importateurs exclusifs, ce qui leur permet d’imposer des prix exagérément surfaits.
Nous payons donc notre réputation de pays riche auquel on peut appliquer sans scrupules un «supplément suisse» très salé. Sur internet, cette discrimination s’opère par le biais du géoblocage qui renvoie automatiquement les internautes sur les versions helvétiques des webshops, qui affichent des prix beaucoup plus élevés.
Mais comment l’initiative, qui a abouti en 2018, veut-elle remédier à la situation? Tout simplement en garantissant aux entreprises la liberté d’acheter des biens et des services à l’étranger aux prix qui y sont pratiqués, sans devoir passer par des fournisseurs obligés dans notre pays. Elle souhaite également interdire le géoblocage dans le commerce en ligne. Le Conseil fédéral a estimé, l’été dernier, «que les préoccupations des auteurs de l’initiative sont fondées, mais les mesures proposées trop radicales», et a donc proposé un contre-projet indirect. Selon le comité d’initiative, ce dernier est très insuffisant et n’aurait «quasiment aucun effet s’il était concrétisé sous cette forme».
La situation a évolué en automne. La Commission de l’économie et des redevances du Conseil national a proposé de modifier le contre-projet indirect en rapprochant son contenu de l’initiative. Récemment, le 9 mars, le Conseil national s’est prononcé sur le dossier. Il a recommandé de rejeter l’initiative, mais a approuvé le contre-projet indirect remodelé par sa commission. Malgré les apparences, c’est réjouissant pour les consommateurs. La nouvelle version reprend l’essentiel de l’initiative et inclut désormais un volet internet interdisant le géoblocage. Elle a d’ailleurs été qualifiée d’«efficace» par les initiants.
Le Conseil des Etats doit désormais se prononcer. Ses décisions seront cruciales pour la suite. Divers scénarios sont possibles (lire encadré). Mais, si la Chambre haute du Parlement accepte le contre-projet tel que modifié par le Conseil national, le comité d’initiative a clairement laissé entendre qu’il se satisferait de cette solution et retirerait son initiative. Le contre-projet entrerait alors automatiquement en vigueur. Les Suisses sont, de leur côté, très favorables à ce que les choses bougent. Dans un sondage réalisé en octobre 2019, 68% des personnes interrogées ont dit approuver le principe de l’initiative «Stop à l’ilôt de cherté».
Sébastien Sautebin
La balle est dans le camp du Conseil des Etats
Le 9 mars, le Conseil national a recommandé de rejeter l’initiative sur les prix équitables, mais il a accepté un contre-projet indirect modifié par sa commission dont «le texte est pratiquement celui de l’initiative», selon le commentaire critique du conseiller fédéral Guy Parmelin. Le dossier passe maintenant au Conseil des Etats. Plusieurs scénarios sont possibles: la Chambre haute peut refuser le principe d’un contre-projet ou n’accepter que la version du Conseil fédéral. Elle peut aussi adopter le contre-projet du Conseil national tel quel ou, seulement, certains points. Au besoin, le dossier fera ensuite la navette entre les deux Chambres pour tenter d’éliminer les divergences. «Le pire scénario serait que le Conseil des Etats refuse le contre-projet modifié du National et que ce dernier revienne alors sur sa décision», souligne Sophie Michaud Gigon, conseillère nationale (Les Verts) et secrétaire générale de la FRC, qui s’est impliquée dans l’initiative. Notre interlocutrice se veut néanmoins confiante: «Cela semble toutefois assez improbable, au vu de la large majorité au Conseil national, dont l’ampleur nous a surpris, et surtout de la vaste coalition derrière l’initiative, allant de la gauche à la droite.»