Jeux olympiques d’hiver ou encore Coupe du monde de football: en prévision de ces grands événements sportifs de 2022, la Loterie Romande (Loro) a tout donné pour développer son offre. Au total, 43 nouveaux types de paris ont été créés depuis l’année dernière. Ce qui permettra, sans doute, de maintenir la croissance des revenus des paris sportifs, déjà passés de 3 millions de francs, il y a dix ans, à 12 millions en 2018, l’année de lancement du site dédié Jouezsport! de la Loro, puis à 25 millions en 2020 et... 38,5 millions l’an dernier.
Cette offre en plein boom suscite l’inquiétude. Selon le Groupement romand d’études des addictions (GREA), les pertes des joueurs de paris sportifs ont augmenté de plus de 50% l’an dernier. Elles ont été multipliées par dix en dix ans. «Il s’agit d’un des types de jeu les plus addictifs qui existent», fait remarquer Camille Robert, spécialiste des jeux d’argent au GREA. «Le phénomène récent du live betting aggrave encore la donne»: désormais, on peut parier sur Internet à chaque instant, en cours de compétition, autant de fois qu’on le souhaite.
«A cela s’ajoute que l’offre en ligne cible clairement les jeunes hommes, le profil ayant le plus de risque de développer des problèmes de jeu excessif», poursuit Camille Robert. Pour exemple: la publicité Le monde des parieurs de la Loro, diffusée dès l’été 2020 à la télévision et sur les réseaux sociaux. On y voit des jeunes s’éclater au sport ou lors de sorties et, ensemble, «prédire le futur», pour citer la voix-off. On n’en voit aucun s’endetter ou tomber dans l’addiction. Oui mais comme personne ne leur force la main, où est le problème?
Un coût élevé pour tous
Les joueurs au comportement de jeu problématique ou pathologique comptent pour beaucoup dans le bilan des loteries et casinos. Un tiers des revenus sont issus des 3% de joueurs excessifs en Suisse, selon une étude publiée fin 2021 par le Centre du jeu excessif du CHUV (Centre hospitalier universitaire vaudois), l’Université de Genève et l’Observatoire français des jeux. Ce dernier a aussi calculé le détail par type de jeu en France: tout en haut du tableau, l’argent des paris sportifs provient à 23,8% de joueurs au comportement problématique ou à risque, et à 39% de joueurs dits pathologiques.
La Loterie Romande est une société d’utilité publique. Ses statuts précisent qu’elle a pour but de soutenir l’action sociale, la culture, le sport, l’éducation, la recherche, le patrimoine et l’environnement grâce aux bénéficies des loteries et paris sportifs dans les cantons romands, où elle est l’unique et exclusive exploitante de ces jeux. Elle doit reverser aux cantons son bénéfice net, ce dont elle s’acquitte via environ 3000 projets d’utilité publique.
Selon les calculs de Bon à Savoir basés sur des rapports de la Loro, près des deux tiers du bénéfice redistribué (de 235 millions en 2021) vont à des projets dans la culture ou le sport. L’action sociale, l’éducation et les soins reçoivent presque trois fois moins. La prévention contre l’addiction au jeu, elle, obtient à peine 2 millions de la Loro. Cela malgré le coût élevé des joueurs compulsifs pour la collectivité, entre dépenses de santé et pertes de productivité. Selon l’Université de Neuchâtel, cela revient à 16 000 fr. par joueur pathologique (0,5% de la population), soit au moins 550 millions de francs par an en Suisse, tous jeux confondus.
Révélateur: il a suffi de quelques années pour que l’essor des paris sportifs en ligne des loteries fasse basculer le profil-type des bénéficiaires vers les moins de 30 ans dans les centres spécialisés dédiés aux jeux d’argent. «Il y a chez nous à la fois une forte hausse des demandes et un net rajeunissement des joueurs», confirme le Dr Olivier Simon, médecin responsable du Centre du jeu excessif du CHUV. Au service des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), le constat est similaire.
Mesures de protection contestées
Les milieux de l’addiction jugent les mesures en place insuffisantes. Beaucoup trop de joueurs passent sous les radars des obligations de détection et d’exclusion des opérateurs suisses de paris en ligne, et ce malgré l’apparition de conduites addictives sévères, note le Dr Olivier Simon.
Isabelle Chatelain, directrice de l’association genevoise contre le jeu excessif Rien ne va plus, pointe le plafond de pertes de 2000 fr. qu’un joueur doit atteindre durant trois mois pour être contacté par la loterie, questionné sur son salaire, puis possiblement exclu: «La plupart des jeunes touchés, qui perçoivent de maigres revenus, n’ont pas besoin de perdre autant pour se retrouver dans des situations financières très problématiques.»
La Loro mise toujours plus sur les paris sportifs. En collaboration avec le Casino de Montreux, elle vient d’ouvrir dans ses murs un espace dédié, le Champion’s bar, concept qu’elle souhaite étendre ailleurs. Des contrôles d’identité systématiques protègent les joueurs, assure notamment Jean-Luc Moner-Banet, directeur de la Loterie Romande. «Un îlot hors du temps, dans une ambiance électrique où l’on est incité à parier à tout instant, ne peut pas être une bonne nouvelle pour les joueurs», déplore Camille Robert du GREA.
Gilles D’Andrès
La Loro, à la fois surveillante et incitatrice
Bon à Savoir a demandé à la Loterie Romande si elle reconnaissait qu’une partie importante des revenus des partis sportifs proviennent de joueurs à problème. Son directeur Jean-Luc Moner-Banet ne dit rien de précis à ce sujet, mais souligne le défi principal de la Loro: depuis 2019, elle est chargée par la loi sur les jeux d’argent de proposer des paris sportifs attractifs et concurrentiels en Suisse romande, tout en protégeant les joueurs contre la dépendance.Un double rôle perçu comme un conflit d’intérêt majeur par les addictologues. M. Moner-Banet assure pourtant que l’offre de paris en ligne de la Loro protège mieux les joueurs et les empêche de se tourner vers des offres illégales bien plus dangereuses, ce que confirme l’Autorité intercantonale de surveillance des jeux d’argent (Gespa) dans ses rapports. Contacté par nos soins, ce régulateur – dont les décisions sont évaluées par l’Office fédéral de la justice mais restent à ce jour incontestées – estime que les mesures de la Loro sont efficaces et répondent aux attentes de la loi.
Reste que le jeune public est particulièrement vulnérable, devant l’énorme potentiel d’attraction des paris sportifs. «Lors de nos interventions en classes, les 18-20 ans considèrent souvent ces paris comme une activité qu’on peut maîtriser grâce aux connaissances», explique Joëlle Renevey, du Service de gestion des dettes à Caritas Fribourg. «Selon les travailleurs sociaux hors-murs, les jeunes en voie de réinsertion les perçoivent à la fois comme une source de gains faciles et un loisir excitant», ajoute Isabelle Chatelain de Rien ne va plus.
Combattre les problèmes de jeu
Seuls 5% des joueurs excessifs cherchent de l’aide, selon les estimations des addictologues. Un tel comportement de jeu peut pourtant conduire à des troubles anxieux ou un état dépressif, avec des conséquences dans tous les domaines de la vie, affectant aussi l’entourage (humeur, violence, mensonges, absences, etc.). Sans parler des pertes d’argent et des dettes. Selon le GREA, une attention particulière devrait être accordée aux personnes avec des facteurs de vulnérabilité: niveau de formation peu élevé, niveau de vie précaire, auto-isolement social…
Plutôt que de surveiller le joueur ou, au contraire, de l’excuser le Centre du jeu excessif du CHUV conseille aux proches de lui expliquer les conséquences de son comportement de jeu sur leur vie à eux et de le laisser face à la responsabilité de ses actes. Car le changement ne pourra venir que du joueur lui-même. Des moyens de s’auto-réguler existent. Pour éviter les dettes par exemple: ne pas avoir trop d’argent liquide sur soi, confier ses cartes bancaires à un proche, demander à sa banque de fixer un plafond de retrait quotidien ou mettre en place des virements permanents pour payer ses factures.
Il est possible de savoir rapidement si son comportement de jeu est problématique ou pathologique. Par exemple, via le test Le clic de trop de Rien ne va plus sur le site de Carrefour Addictions, ou via l’application Jeu contrôle, qui délivrent également des conseils.
Le numéro 0800 040 080 de SOS-Jeux offre aux joueurs et à leur entourage un soutien anonyme, un espace d’écoute et une aide de premier secours 24h/24. Ils peuvent être alors orientés vers les associations romandes de prévention ou les centres d’addiction au jeu.