La marge que s’octroie la grande distribution sur les produits du quotidien est un secret bien gardé. Les détaillants ne donnent aucune information sur le montant qu’ils paient à l’achat et sur la marge générée. On sait seulement que les marges de Migros et Coop sont très élevées en comparaison européenne. Les experts du commerce de détail estimaient jusqu’à présent que les marges brutes atteignaient près de 40%.
Bon à Savoir a obtenu les copies de données de l’entreprise Cremo, qui révèlent comment sont fixés les prix dans les grands magasins. Fabricants et distributeurs s’évertuent à garder ces informations cachées au nom du «secret des affaires». Elles sont pourtant d’intérêt public.
Nos chiffres, qui datent de 2021, confirment qu’une part minuscule sert à payer les matières premières et les salaires de la production. Jusqu’à 66% du montant facturé en caisse sur des produits transformés revient à la grande distribution.
A peine 18 cts de lait et de café
Dans les fichiers consultés, la gamme de produits Lattesso a attiré notre attention. Des cafés au lait, fabriqués par Cremo et commercialisés chez Coop, Migros, Denner, Aldi, Lidl, Aligro et par de nombreux kiosques. Nous avons passé au peigne fin les prix payés aux producteurs des matières premières (lait, sucre, café, cacao), le coût de la main d’œuvre en usine, la valeur des emballages, cartons, encres, transport, etc.
Résultat: dans un produit Lattesso cappuccino de 250 ml, constitué à 94% de lait et de café, ces deux ingrédients ne coûtent… que 18 cts. Les 190 ml de lait de ce mélange auront été payés 10.5 cts au paysan par Cremo, qui se charge de conditionner ce café latte. Le café arabica du Honduras, «sélectionné à la main» selon la publicité Lattesso, n’a coûté que 7.7 cts avec le chocolat en poudre. Le sucre, 1.3 ct. Le prix de l’ensemble des matières premières (19.4 cts) est inférieur à celui de l’emballage (23.1 cts). Les coûts de production, de transport, de distribution, d’amortissement et la marge du fabricant s’élèvent à 23.8 cts.
Selon les chiffres obtenus, Migros a payé 80 cts à l’achat (13.5 cts de plus que certains autres clients) pour cette boisson prête à l’emploi, vendue 2.35 fr. en magasin en 2021. Migros a donc conservé 1.55 francs. Cela correspond à 66% du prix en magasin. Sur cette somme, Migros paie sa propre infrastructure et ses salaires et, surtout, réalise des bénéfices.
Migros déclare à Bon à Savoir que le prix d'achat à 80 centimes «n'a rien à voir avec la réalité». Migros a payé un prix d’achat moyen de 1.30 fr., soit plus que le prix annoncé ici. Avec la différence entre son prix de vente et le prix d’achat, Migros ne paie pas que l’infrastructure et les salaires, mais aussi la logistique, les promotions de vente, le marketing, la TVA, les amortissements et des contributions au Pourcent culturel.
Cremo vendait le même cappuccino 66.5 centimes à d’autres détaillants non spécifiés. La marge de ces derniers est donc potentiellement encore plus élevée.
Les consommateurs sont pressurisés
Aux distributeurs, le pactole. Tandis qu’aux deux bouts de la chaîne, consommateurs et producteurs sont pressurisés. Les premiers payant très cher un produit qui n’est pas si onéreux à fabriquer. Les autres étant sous-payés pour leur travail.
Un paysan, membre d’Uniterre, a confirmé à Bon à Savoir que les négociations sur le lait à destination de cafés au lait sont tendues. Les transformateurs exigent des prix très bas au prétexte qu’il n’y a aucune marge de manœuvre sur un marché si concurrentiel. Les chiffres en notre possession démontrent que le lait d’un Lattesso cappuccino est payé 55 cts par litre. Cela alors que le mélange prend trois fois sa valeur entre la sortie d’usine et la mise en rayon.
Des milliards en jeu
Si 1.55 fr. empoché sur un gobelet de Latesso cappuccino semble minime, les chiffres des produits laitiers montrent que l’enjeu est majeur. Les Suisses dépensent 4 milliards de fr. par an dans les produits laitiers, selon l’Office fédéral de l’agriculture. En Suisse, 77% des dépenses pour les denrées alimentaires dans le commerce de détail vont aux magasins classiques (Coop, Globus, Manor, Migros, Spar, Volg). Et 17% aux discounters (Aldi, Denner, Lidl).
Cela représente des sommes colossales pour ces magasins. L’année dernière, une enquête de Heidi.news et Le Temps révélait que Migros et Coop enregistraient pour une tomme et un yoghourt des marges brutes allant jusqu’à 96%. Notre enquête met en lumière des chiffres encore plus élevés (194% dans le cas du Lattesso).
A titre de comparaison, la marge brute au rayon produits laitiers en France était de 24,3% du chiffre d’affaires, selon le rapport 2022 de l’Observatoire de la formation des prix et des marges.
Migros conteste et Cremo ne commente pas
Bon à Savoir a confronté les grands distributeurs et Cremo à ces résultats. Cremo, qui a été victime d’une cyberattaque en 2022, déclare: «Il s’agit de chiffres qui ont été volés, ils relèvent du secret d’affaires et ne reflètent pas la situation actuelle.»
Migros qualifie ces prix d’achat de «fake news»: «Ils sont totalement fantaisistes et ne correspondent pas à la réalité.» Coop écrit que les chiffres «ne sont pas compréhensibles». L'enseigne refuse de donner davantage d’information. Les deux distributeurs précisent que leurs coûts ne sont pas pris en compte dans les calculs.
En l’absence de transparence, le doute sur les marges excessives ne peut donc être levé!
*Prix de vente 2023: entre 2.35 fr. et 2.50 fr. fr. Les données consultées par Bon à Savoir correspondent à un produit vendu fin 2021, date des fichiers consultés. Fin 2021, le Lattesso cappuccino était vendu 2.35 fr. à Migros.
Laura Drompt / Yves Genier / Daniel Bütler
Marge brute et marge nette
La marge brute est la différence entre le prix que l’on paye pour acquérir un produit et celui que l’on encaisse lors de sa revente. Elle se calcule en pour-cent sur la base du prix payé à l’achat. Une marge de 50% correspond ainsi à un prix de vente augmenté de 50% par rapport à l’achat.
La «marge brute» est donc la différence entre ces deux prix. La prise en compte des coûts encourus entre l’achat d’un produit et sa revente plus cher donne la «marge nette», qui correspond aussi au bénéfice net. Celle-ci se calcule aussi sur la base du prix payé lors de l’achat du produit.
Un produit acheté 100 fr. puis revendu à 150 fr. donne une marge brute de 50 fr. (50%). Si des frais (transports, entreposage, frais de vente, etc.) de 30 fr. sont décomptés, cela ne laisse plus qu’une marge nette de 20 fr., soit 20%. La marge nette est le bénéfice effectivement réalisé par le vendeur.