«Belle mascarade», dénonce un lecteur genevois après avoir lu sa facture d’électricité. «Toute l’année, on vous fait croire que vous pouvez baisser votre consommation en changeant vos ampoules et, de l’autre côté, on vous augmente la note de 27%.» Comme lui, de nombreux Romands se révoltent depuis que les tarifs s’envolent.
Les fournisseurs d’électricité se bornent à répéter, dans des brochures aux ménages, que ces hausses sont dues à des facteurs complexes dont ils ne sont pas responsables, au premier rang desquels les prix élevés sur les marchés en raison de la crise énergétique.
Bon à Savoir a enquêté. Le contexte difficile à l’échelle européenne n’explique qu’en partie les augmentations de tarifs. Le problème se pose aussi en ces termes: les ménages et les PME sont les seuls à devoir assumer les conséquences de la crise.
De plus, ces mêmes clients ont été surtaxés, des années durant, pour les coûts de production élevés et l’énergie achetée au prix fort. Malgré ces constats, les propositions pour leur venir en aide sont systématiquement balayées sur le plan fédéral. Au contraire! Les Suisses seront bientôt sommés d’investir des milliards de francs dans l’infrastructure électrique.
1. Les bénéfices avant tout
Les fournisseurs peuvent renoncer à répercuter l’évolution des coûts sur les ménages, mais ils ne le font que rarement. C’est notamment arrivé pour éviter des hausses astronomiques. Le fournisseur valaisan Oiken a ainsi revu à la baisse son bénéfice pour contenir la hausse des tarifs 2023 qui aurait, sans cela, largement dépassé les +64%. D’autres entreprises ont promis avoir réalisé un effort semblable… tout en dévoilant des bénéfices en forte progression.
La Commission fédérale de l’électricité, l’ElCom, assure encourager les fournisseurs à retenir l’envolée des tarifs. Mais les actionnaires majoritaires, les cantons et les communes, leur assignent des objectifs de rentabilité.
Le fait que les prix de l’électricité sur les marchés de gros européens se soient stabilisés très à la baisse depuis l’été 2022 ne change rien à la donne. Malgré des perspectives optimistes (voir infographie), les hausses de tarifs 2024 atteindront en moyenne +18%, grimpant parfois à 30%. Les consommateurs mettront, à nouveau, largement la main au porte-monnaie. Les fournisseurs, eux, encaisseront la marge maximale autorisée par la loi (60 fr. par an et par compteur). Quant aux mastodontes du secteur qui boursicotent leur électricité, ils continueront à engranger des gains faramineux, à l’image des négociants en hydrocarbures.
2. Les ménages ont trop payé
Des années durant, les particuliers ont été surfacturés. Le fait est reconnu et relevé dans un document de l’Office fédéral de l’énergie (OFEN), publié fin septembre. Il a été permis par la révision du calcul du «prix moyen» au Parlement, une première fois en 2016, puis en 2019. Ces changements ont mené à «des subventionnements croisés» et «distorsions qui pénalisent systématiquement les clients captifs», relève l’OFEN. En cas de prix bas sur les marchés, les fournisseurs ont pu facturer les coûts de leur propre production – plus élevés – aux ménages et aux PME. En cas de prix élevés, ils ont pu répercuter sur eux une part plus importante des achats coûteux réalisés sur les marchés.
Preuve de ces inégalités de traitement, la nouvelle révision de la loi relative à un approvisionnement en électricité sûr, qui devrait entrer en vigueur en 2024, mettra la méthode du «prix moyen» au rancart, au profit de portefeuilles clairement séparés entre, d’un côté, les ménages et les PME et, de l’autre, les gros clients des fournisseurs d’électricité. Bon à Savoir a rencontré plusieurs élus, des commissions de l’énergie du Conseil national et du Conseil des Etats, qui se félicitent des corrections entérinées.
La nouvelle loi imposera aussi des exigences relatives aux achats d’électricité sur les marchés européens afin de réduire les risques et, partant, les fluctuations des tarifs des ménages. Ceux-ci ont dû supporter financièrement, ces dernières années, des stratégies risquées d’achats à court terme (lire notre «Décryptage»). Les fournisseurs d’électricité devraient désormais être tenus de diversifier et de structurer leurs acquisitions sur plusieurs années.
3. Des correctifs, mais aucune mesure
Mauvaise nouvelle: les ménages ne verront probablement pas les tarifs diminuer. Car la Suisse va devoir investir plusieurs milliards de francs pour assurer son approvisionnement énergétique, avertissent les spécialistes à Berne, tous bords politiques confondus. L’infrastructure hydraulique et le réseau permettant de transporter l’énergie sont vieillissants, tandis que la demande croît.
En parallèle, toutes les initiatives cherchant à amoindrir la facture sont refusées. Propositions de baisse de la TVA ou chèques-énergie comme solutions, même temporaires, ne trouvent pas grâce aux yeux du Conseil fédéral ou de la majorité du Parlement.
La réforme la plus modérée allant dans le sens des ménages était la baisse programmée du taux WACC (qui rémunère les fournisseurs d’électricité pour les capitaux investis dans le réseau électrique). Le Surveillant des prix, qui dénonce les bénéfices excessifs des exploitants du réseau, avait recommandé cette réduction au Conseil fédéral. Mais le gouvernement a pris la voie inverse. Le taux WACC progressera de 3,83% à 4,13%.
Cette hausse ne représente «que» 5.40 fr. par facture et par ménage en moyenne. Mais il s’agit tout de même d’un surcoût de 65 millions de francs par an. Qui contribueront à augmenter encore les avoirs des fournisseurs d’électricité «afin de garantir la sécurité des investissements à long terme dans un contexte de marché incertain».
Gilles D’Andrès / Laura Drompt
Clés de lecture, en quatre questions-réponses
Pourquoi ne puis-je pas choisir un fournisseur d’électricité avec des tarifs moins chers?
Ménages et PME évoluent sur le marché de l’électricité dit «captif», appelé aussi «approvisionnement de base»: il est destiné aux clients consommant moins de 100 000 kilowattheures (kWh) par an (un ménage en consomme en moyenne 4000). Au-delà de 100 000 kWh, on est sur le marché libre. A l’inverse des ménages, ces gros clients peuvent choisir leur fournisseur.
Est-ce que mon fournisseur peut engranger des bénéfices illimités sur mon dos?
Non. La Commission fédérale de l’électricité (ElCom) fixe une valeur seuil et un maximum pour les frais d’administration et de distribution annuels du marché de base, limitant les marges des fournisseurs (75 fr. par an et par compteur, 60 fr. dès 2024). Le gros de leurs bénéfices provient du marché libre ou d’autres activités économiques.
Environ 80% du mix électrique provient du renouvelable suisse. Pourquoi les tarifs sont-ils influencés par les prix du marché européen?
Le prix de revient s’applique au courant produit par un fournisseur et consommé dans son réseau de base. Sans quoi, c’est le prix du marché qui s’applique. Or, les entreprises qui produisent le courant sont souvent différentes de celles qui le distribuent. Le gros de la production passe donc par le marché suisse, dont les prix s’alignent avec ceux des marchés européens, influencés par le gaz et le charbon.
Comment économiser sur sa facture en profitant des heures creuses?
Nombre de fournisseurs proposent le tarif double. Les locataires doivent s’équiper d’un compteur double avec un prix distinct pour les heures pleines (jour) et creuses (nuit). L’accord du propriétaire est requis. Les économies pour un ménage moyen vont de 20 fr. par an (20% de consommation la nuit) à 200 fr. (60%).
Pourquoi certaines entreprises ont-elles acheté leur électricité si cher?
Il faut voir votre fournisseur d’énergie comme un courtier qui achète une partie de son électricité sur les marchés, explique un spécialiste romand du domaine de l’énergie. Bon à Savoir a demandé à cet expert d’expliquer pourquoi les prix augmenteront en 2024, alors que la situation sur le marché international s’est apaisée. En cours d’interview, il vérifie le cours de l’électricité sur les marchés: 12.3 ct. d’euros au kWh selon un indice allemand, soit 11 ct. par kWh en francs suisses.
«Personne n’a acheté l’ensemble de son énergie à 53 ct. le kWh lors du pic de 2022», rassure notre source. Pas toute l’énergie, certes. Mais une partie: car certaines firmes ont fait des achats à court terme, au dernier moment, durant l’été 2022, juste avant d’annoncer leurs tarifs pour l’année suivante. Stratégie perdante, qui s’est ressentie dans les factures des ménages.
Par ailleurs, les tarifs augmenteront en partie l’an prochain parce que certaines entreprises voient leurs contrats à long terme, échelonnés sur plusieurs années, prendre fin. Il faut les renégocier à de nouvelles conditions, moins favorables. Enfin, des disparités entre les fournisseurs d’électricité s’expliquent par la source de l’énergie: certains bénéficient de peu de production propre, voire aucune. Leurs tarifs sont particulièrement dépendants des acquisitions.