En 2022, Coop a réalisé un chiffre d’affaires de 2,05 milliards de fr. rien qu’avec les produits bio, et le bénéfice total du groupe s’est monté à 652 millions de francs. Les détaillants se réjouissent de ces bonnes affaires, mais les consommateurs ont toutes les raisons d’être en colère: les prix du bio sont démesurément élevés en raison des marges juteuses prélevées par la grande distribution, comme le montre notre enquête.
Des agriculteurs et fromagers suisses ont, en effet, accepté de nous remettre les factures détaillées indiquant les prix auxquels les grossistes achètent leurs produits. Craignant des représailles, nos informateurs souhaitent rester anonymes.
Un exemple: le fromager Victor Lang (nom modifié) s’étonne du prix de vente de ses denrées chez Migros. L’enseigne lui achète son fromage bio environ 14 fr./kg et le revend le double. «Paysans et fromagers ne reçoivent ensemble que la moitié du prix final. Est-ce juste?», demande le producteur. Avant d’arriver dans les supermarchés, son fromage est transporté, coupé, emballé et étiqueté. Selon les experts, ces opérations coûtent entre 4 et 5 fr. par kilo. Il reste donc 9 à 10 fr. pour Migros.
En comparaison, des factures montrent que la différence entre le prix d’achat et de vente d’un fromage conventionnel n’est pas de 14 fr. le kilo, mais de 10 fr. Le producteur a ainsi reçu 13 fr./kg, et Migros l’a vendu 23 fr. à ses clients. Même situation chez Coop. Un artisan a reçu 16.70 fr./kg pour son fromage d’Alpage conventionnel de Suisse orientale. Le produit coûtait 10 fr. de plus dans les rayons de l’enseigne.
Vendu huit fois le prix payé!
Autre exemple: l’agriculteur bio Urs Arnet (nom modifié), qui réside dans la région de Berne, reçoit 82 ct./kg pour ses haricots. A la mi-février, le kilo de haricots surgelés bio coûtait 6.60 fr. chez Migros et 6.20 fr. à la Coop. C’est presque huit fois le prix payé au paysan. Le Bernois trouve les prix de vente des grandes surfaces «toujours aussi surprenants».
De son côté, l’agriculteur bio Jacques Lehmann (nom modifié) encaisse 99 ct./kg pour ses pommes de terre biodynamiques Demeter, soit environ 10 ct. de plus que pour les pommes de terre bio Bourgeon. A la mi-février, le kilo Demeter coûtait 3.50 fr. chez Migros et 3.70 fr. chez Coop. Le kilo estampillé du Bourgeon était vendu 2.80 fr. dans les deux enseignes.
Les produits Naturafarm proposés par Coop sont également très chers. Or, même s’ils doivent respecter de nombreuses règles, les éleveurs de porcs Naturafarm ne reçoivent que 30 ct. de plus que leurs collègues conventionnels par kilo de «poids carcasse». Soit, respectivement, 3.30 fr. et 3.00 fr. Dans les rayons, pourtant, le kilo de filet de porc Naturafarm coûte 38 fr. et le Prix Garantie 22.50 fr.
Bio Suisse fait la sourde oreille
Bio Suisse, l’organisation faîtière des agriculteurs bio, ne s’offusque pas des prix élevés dans les magasins. Interrogée sur ce point, elle se contente d’affirmer ne pas connaître les marges des détaillants et n’avoir aucune influence sur leur politique de prix.
Coop et Migros n’ont pas voulu nous dévoiler leurs marges bénéficiaires. En revanche, les deux détaillants ont dû répondre à certaines questions du Surveillant des prix, Stefan Meierhans. Dans un rapport publié en janvier, ce dernier écrit qu’il existe des indices selon lesquels «les produits bio sont plus chers parce qu’ils doivent endosser une marge supplémentaire élevée». Monsieur Prix veut, maintenant, saisir la Comco (lire interview). Il s’agirait de déterminer s’il n’existe pas un manque de concurrence au niveau des prix. En effet, Coop et Migros réalisent environ 80% du chiffre d’affaires du commerce de détail en Suisse et pratiquent des prix similaires.
Migros critique le rapport de Stefan Meierhans, le qualifiant de «peu sérieux». Le document n’établirait pas de faits, mais s’appuierait seulement sur des indices. Le détaillant aurait démontré, à l’aide de divers exemples, que la marge n’est pas plus élevée pour les produits labellisés, ce que le rapport ne mentionne pas.
Le Parlement s’intéresse aussi au dossier. Le Conseil des Etats a demandé au Conseil fédéral d’analyser la situation concurrentielle sur le marché des denrées alimentaires afin d’améliorer la transparence concernant la formation des prix.
En outre, selon l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG), les prix des aliments conventionnels ont augmenté de 2,4% en 2022, alors que ceux des produits bio ont bondi de 4,4%.
Daniel Bütler / seb
«Je vais surveiller les prix du bio de près»
Nous avons soumis les résultats de notre enquête au Surveillant des prix. Stefan Meierhans n’est pas surpris.
Que faites-vous contre les marges excessives des produits bio?
En janvier, j’ai publié un rapport intermédiaire à ce sujet. J’indique, comme clarification préliminaire, ne pas pouvoir exclure que les prix soient abusifs. La situation actuelle des consommateurs exige que je recherche où je dois intervenir dans le secteur des denrées alimentaires. C’est un impératif du moment. Dans tous les cas, je vais poursuivre mon travail sur les marges du bio.
Migros et Coop prétendent que les pourcentages de marges sur les produits bio ne sont pas plus élevés que pour les produits conventionnels. Que répondez-vous à cela?
Nous ne payons pas en pourcents dans les magasins, mais en francs et en centimes. Et pour le budget des consommateurs, une marge, par exemple de 20%, sur un produit vendu 5 fr. et sur un autre à 10 fr. représente, respectivement, 1 fr. et 2 fr., soit le double! A mon avis, une analyse reposant uniquement sur le pourcentage de marge est incomplète.
Nous avons demandé à des producteurs bio les montants qu’ils reçoivent pour leurs pommes de terre, leurs fromages ou, encore, leurs haricots, et nous les avons comparés aux prix de vente de Migros et Coop. Les différences sont énormes. Qu’en pensez-vous?
Je ne suis pas surpris. Ils correspondent en bien des points au contenu de mon rapport intermédiaire. Je discute régulièrement avec la Commission de la concurrence (Comco). Selon l’évolution des choses, je devrai aussi la consulter officiellement dans le cadre de mes investigations.
Marc Meschenmoser