La chasse au gluten bat son plein. De l’industrie agroalimentaire au monde de l’édition en passant par l’économie, tout ce qui est estampillé «sans gluten» a le vent en poupe. En témoignent le nombre de livres de recettes et de produits spécifiques qui ont apprivoisé les rayons des magasins. L’allergie est pourtant très rare et touche essentiellement des professionnels tels que boulangers et meuniers.
L’intolérance – ou maladie cœliaque – n’est pas très répandue non plus si l’on en croit l’Association romande de la coeliakie (ARC): «Elle affecte à des degrés divers, à peu près 1% de la population.» Soit quelque 83 000 personnes en Suisse.
De récentes études révèlent également une intolérance non cœliaque qui, pour l’heure, reste difficile à identifier par des marqueurs, mais soulage une partie de la population souffrant notamment de fatigue chronique, de troubles de la digestion, de maux de tête et de douleurs musculaires, etc.
Effet de mode
Voilà qui explique en partie l’explosion du nombre d’adeptes du régime «no-glu» qui, dans certains cas de leur propre chef, ont décidé de diminuer, voire de supprimer, cette substance de leur alimentation. «C’est un sujet à la mode», explique Dario Fossati, docteur en agronomie de l’ETH à Zurich et sélectionneur de blé à l’Agroscope, Institut de recherches, à Changins. Et on ne peut lui donner tort: depuis cinq ans, les mots «gluten» et «toxicité» sont souvent associés.
Toxique, vraiment?
Cette protéine est-elle si diabolique? «Non, le gluten en lui-même n’est pas toxique. Mais le sujet est complexe», relève Dario Fossati. D’un côté, sa concentration a progressivement augmenté dans les préparations boulangères industrielles au cours des 40 dernières années. De l’autre, la qualité a été modifiée.
«En Suisse, le blé produit contient généralement 12% de protéines, poursuit le scientifique. Lorsqu’il n’en contient que 10%, le blé sera utilisé comme fourrage ou pour l’industrie biscuitière, qui n’a pas besoin des propriétés élastiques du gluten. Lorsque le taux monte à 15%, on est face à un blé très protéique, qui sera utile pour des pâtes exigeantes comme celle feuilletée. Ces 5% modifient beaucoup l’utilisation ultérieure de la farine.»
La production du blé étant sujette à différents aléas naturels, le taux de gluten dans le blé n’est pas stable. Mais l’industrie agroalimentaire n’est friande que de deux choses: la stabilité et la standardisation. Les meuniers se sont donc alignés et ont fait en sorte que la teneur en gluten devienne un des critères du prix du blé payé aux céréaliers. Et si, malgré tout, le blé livré à la minoterie n’en contient pas assez, les meuniers en ajoutent sous forme sèche pour obtenir le dosage optimal commandé par l’industriel.
Composition opaque
Mais la quantité ne fait pas tout. Il faut également tenir compte du critère qualitatif. En schématisant, le gluten est constitué de deux groupes de protéines: «Il y a les gliadines, à un faible poids moléculaire, et les gluténines, à poids plus élevé, résume Dario Fossati. Les premières participent notamment à l’extensibilité de la pâte, alors que les secondes surtout à son élasticité et à sa ténacité. Une farine pour tresse contiendra ainsi plus de gluten que celle qui est destinée à confectionner des crêpes.» Lorsqu’il achète un kilo de farine au magasin, le consommateur peut se faire une idée de la teneur en gluten en relevant la quantité de protéines indiquée sur l’étiquette(1). Mais il ne peut toutefois pas connaître la part de gliadines et de gluténines, car elle n’est pas indiquée.
L’industrie a très vite privilégié la gluténine pour son pouvoir élastique et sa résistance. Et la forte présence de cette protéine à haut poids moléculaire dans la farine explique que les pains soient moins digestes. Au bout de la chaîne, le consommateur ne peut, hélas, pas savoir quelle quantité ni quelle qualité de gluten contiennent sa farine, son pain, ses viennoiseries, sa tresse du dimanche, son chocolat, ses chips, sa moutarde ou sa bière.
Le pétrissage joue un rôle
Pour rendre l’écheveau encore plus difficile à démêler, la fabrication du pain porte, elle aussi, une part de responsabilité. C’est ce que soulignait Christian Rémésy, chercheur et nutritionniste à l'Institut national de la recherche agronomique en France (INRA) dans l’émission 36,9° (RTS1) du 28 janvier dernier: «L’intensité du pétrissage mécanique est sans commune mesure plus forte que le pétrissage manuel. Ainsi, on aboutit à la formation d’un réseau de gluten extrêmement résistant. Il faudrait réduire à son strict minimum le pétrissage.»
Selon lui, on peut amorcer la dégradation du gluten dans la pâte en ayant une fermentation assez acide. Ce qui est possible grâce au levain. Mais qui dit levain dit fabrication plus artisanale et, surtout, beaucoup plus longue. Approche qui va à l’encontre des processus industriels en quête de pains et de produits de boulangerie standardisés, de farines à teneur optimale en gluten, de blés très productifs et résistants aux maladies. Dans l’équation, il faut encore ajouter les additifs et les produits chimiques (notamment les pesticides) ainsi que «les un à deux kilos de bactéries vivant dans le système digestif et qui interagissent avec tous ces éléments», conclut Dario Fossati.
Ainsi, les industriels ont fabriqué des articles de boulangerie assez bon marché, mais nettement plus difficiles à digérer. Dans le même temps, cette industrie a créé des produits sans gluten, plus digestes, mais à des prix exorbitants. Et si la véritable solution n’était pas d’accepter de payer plus cher son pain produit artisanalement, tout en s’assurant que les céréales dont il est issu contiennent moins de gluten indigeste?
Annick Chevillot
Bonus web: tableau comparatif de quelques farines.
Sur le terrain
Le champ des céréales d’antan
Sous le terme générique «blé» se cachent des trésors presque oubliés. En effet, il n’y a pas que le blé dur et le froment, produits en grande quantité, qui comptent. Plusieurs décennies de sélection orientées vers la productivité (lire ci-contre) ont fait disparaître des champs les espèces à faible rendement à l'instar de l’engrain, de l’épeautre, de l’amidonnier. Comme Cédric Chezeaux, paysan-meunier à la ferme Arc-en-ciel à Juriens (VD), près de Romainmôtier, ils sont une poignée à cultiver ces céréales selon le cahier des charges de Bio Suisse.
Engrain, petit épeautre ou amidonnier ne sont pas envoyés chez un meunier. Ces céréales passent dans un moulin à meule de pierre – de type Astrié – sur le domaine. Plusieurs artisans boulangers utilisent ces farines et, pour la plupart, vendent leur production au marché ou dans les commerces spécialisés.