Soixante et trois livres quatre sols six deniers; (…) sept et huit médecines; (…) onze et douze lavements; et, l’autre mois, il y avait douze médecines et vingt lavements. Je ne m’étonne pas si je ne me porte pas si bien ce mois-ci que l’autre.»
Personne mieux que Molière, dans ce monologue caustique ouvrant le Malade imaginaire, n’a su cerner les risques, y compris financiers, guettant le consommateur excessif de médicaments. Mais y aurait-il vraiment de quoi rire s’il s’avérait que nous dépensions chaque année des sommes astronomiques en médicaments dont l’utilité réelle est dérisoire, voire inexistante? C’est en tout cas ce qu’affirmait l’Hebdo dans un article publié en septembre 2001.
Déclassage massif
En fait, les millions évoqués par le magazine romand n’étaient pas le résultat d’une enquête suisse, mais l’extrapolation d’une étude menée en France par le Ministère des affaires sociales entre 1999 et 2001. En guise de réaction au déficit de la sécurité sociale, l’Agence française pour la sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) s’est vue confier la mission de se pencher sur l’utilité thérapeutique de chacun des 5000 médicaments remboursés par l’Etat. Objectif: déceler tous ceux dont le «service médical rendu» (SMR) est insuffisant pour motiver une prise en charge par la collectivité.
Après examen par un panel d’experts analogue à notre Commission fédérale des médicaments, le SMR de plus de 800 préparations a été jugé insuffisant. En d’autres termes, ces médicaments ne sont pas assez utiles, en termes de santé publique, pour être payés par la collectivité. Et en Suisse? s’est interrogé L’Hebdo, qui a donc demandé aux pharmacologues du CHUV à Lausanne d’étudier la liste française et d’en donner, pour chaque médicament, l’équivalent suisse. Il a ensuite calculé la somme globale qui pourrait être économisée s’ils étaient retirés du marché. Total: 102 millions de francs suisses, «flambés pour rien», selon l’Hebdo.
De vieux classiques
Sommes-nous victimes d’une gigantesque arnaque commune des médecins et de l’industrie pharmaceutique? La question est d’autant plus brûlante que l’efficacité de nombre des spécialités «déclassées», comme celle de leurs équivalents helvétiques, ne fait aucun doute dans l’esprit des consommateurs. Au contraire, la liste comprend des «tubes», si l’on peut dire, ayant gagné de-puis longtemps une place à l’année dans les pharmacies de ménage – l’Aspirine C et le Carbolevure n’en sont que deux exemples.
En France, la liste des «inutiles» a suscité la polémique. Certains lui reprochent son a priori calculateur, le but étant de faire des économies et non d’améliorer la santé du public. On a aussi critiqué le critère du «service médical rendu», composite et prenant tout autant en compte les recherches scientifiques sur l’efficacité des médicaments que la présence sur le marché d’autres médicaments analogues, de même que la gravité des maux qu’ils sont censés soigner. Ce dernier élément, en particulier, a fait bondir nombre de médecins: il aboutit à déclarer inutiles tous les médicaments veinotoniques, par exemple, les insuffisances veineuses n’étant pas assimilées à une «pathologie grave» par l’AFSSAPS. Elles peuvent pourtant déboucher sur des ulcères de jambes et des embolies pulmonaires.
Critères discutables
Ce critère de la gravité de la pathologie explique, au moins partiellement, la proportion effarante d’«inutiles» parmi les médicaments prescrits en cas d’affection du système respiratoire (56,4% des spécialités examinées par l’agence française). Même chose pour ceux utilisés en gastro-entérologie (29,7% de SMR insuffisant) et en médecine du métabolisme (21,4%). Le peu de crédit alloué à ces préparations se réfère surtout à la nature «anodine» des maux traités, et au fait que nombre de ces médicaments ne s’attaquent qu’aux symptômes et non à la source du mal.
De toute façon, pour Thierry Buclin, médecin associé à la Division de pharmacologie clinique du CHUV, la question de l’utilité de tel ou tel médicament est «équivoque», ce qu’il illustre par cet exemple: «Prendre du paracétamol soulage la douleur, mais ne pas en prendre ne vous met pas en danger. Le paracétamol est-il alors utile ou pas?» Selon le pharmacologue, «la thèse monolithique du médicament qui doit être utile pour être bon ne tient pas compte de tous les aspects de la problématique, et occulte notamment toute la dimension symbolique de la médication.»
Quelles alternatives?
Plutôt que d’indiquer aux consommateurs passifs quels médicaments sont inutiles, mieux vaudrait donc les inciter à se demander à quelles conditions il est réellement utile de prendre un médicament. Pour Thierry Buclin, «il faut rendre les consommateurs conscients de toutes les dimensions de la prise de médicaments et réfléchir aux alternatives diététiques, physiques ou même symboliques, qui peuvent parfois remplacer l’ingurgitation irréfléchie d’un “médic”».
Aux médecins d’assumer un rôle d’acccompagnateur-éducateur, favorisant une attitude responsable et autonome du patient face à l’industrie pharmaceutique. Quant à celle-ci, elle pourrait mettre en sourdine son thème favori – l’incitation continue à la surconsommation de médicaments.
Alors, la liste française de médicaments inutiles est-elle… inutile? «C’est une tentative de remettre les pendules à l’heure après des années de très large remboursement par la sécurité sociale», tempère le Dr Buclin. En France, jusqu’à présent, la liste a eu pour résultat essentiel de contraindre des industries pharmaceutiques à baisser leurs prix. Quelques spécialités ont été exclues, en tout ou en partie, du remboursement. Mais son mérite principal reste de s’attaquer au problème. Un pavé dans la mare? «Juste une petite injection de rappel, sourit le Dr Buclin. L’automédication est immémoriale.» Et les problèmes qu’elle entraîne faisaient déjà le beurre des satiristes à l’époque de Molière.
Blaise Guignard
Un joli hiatus entre acteurs de la santé
Bien sûr, tant l’administration française que les laboratoires pharmaceutiques tiennent à le souligner: dire que le «service médical» rendu par 818 médicaments est insuffisant ne signifie pas qu’ils sont inefficaces, mais simplement pas assez indispensables, en termes de santé publique, pour que la collectivité en assume le coût.
Dans la pratique, la frontière entre les deux notions est toutefois assez floue, et le débat sur l’inutilité présumée des spécialités ainsi déclassées ne pouvait donc être éludé.
Bon à Savoir a donc choisi, dans la liste des médicaments suisses équivalents au «SMR insuffisant» établie par les pharmacologues du CHUV (voir l’article), six spécialités dont le point commun est de figurer en bonne place dans la plupart des pharmacies de ménage. La question de leur utilité a été posée tout de go tant à leurs fabricants, avec les réponses que l’on imagine, qu’à la doctoresse Nathalie Calame Genaine, généraliste et homéopathe, peu suspecte de complaisance envers l’industrie pharmaceutique.
Surprise: l’avis de cette praticienne expérimentée est loin de corroborer les jugements sévères de l’agence française qui a établi la liste. Vu le faible nombre de médicaments retenu pour notre pointage, impossible d’en tirer de conclusions définitives, encore moins statistiques. Mais ce hiatus entre agence gouvernementale, fabricants et médecin reflète bien, en revanche, la difficulté de faire coïncider gestion de la santé dans l’actuel contexte de restriction budgétaire, intérêt commercial des laboratoires et bien-être des individus.
B. G.
pour en savoir plus Sur le web
- Consulter la liste française des médicaments au SMR insuffisant: http://afssaps.sante.fr/
- Télécharger la liste des médicaments suisses équivalents: http://www.webdo.ch/hebdo/2001/36/pol_3.html
- Toutes les notices d’utilisation de tous les médicaments du marché suisse: http://www.documed.ch/franz/
A la librairie
- L’automédication, pratique banale, motifs complexes, sous la direction de Thierry Buclin et Catherine Ammon, Ed. Médecine & Hygiène, Genève, 2001.
- Bonnes pilules, mauvaises pilules, Markus Fritz, Les Dossiers Bon à Savoir, Ed. Plus Sàrl, Lausanne, 1999.