«Nous ne sommes plus en période de haute crise: comment pouvez-vous encore justifier pareilles hausses?» La question d’un lecteur de Corsier-sur-Vevey au fournisseur d’électricité Romande Energie, qui approvisionne quantité de ménages vaudois, donne à réfléchir. L’entreprise a annoncé, l’été dernier, une hausse moyenne de 49% de la facture 2023 des ménages. Une hausse qui demeurera valable toute l’année, même si les prix de gros de l’électricité ont chuté par la suite (voir graphique). Et, pendant que les ménages casquent, le bénéfice net de Romande Energie a progressé de 56%.
Les résultats 2022 des gestionnaires de réseau romands montrent que leur santé financière est restée intacte, voire s’est nettement améliorée sur un an. Les sociétés d’importance systémique, Alpiq, Axpo et BKW, ne font pas exception, que ces entreprises s’occupent ou non de livrer l’électricité directement aux ménages. Idem pour les acteurs dont l’électricité ne représente qu’un secteur d’activité parmi d’autres: Groupe E et les Services industriels de Lausanne (SIL) ont enregistré des chiffres stables, les Services industriels de Genève (SIG) un bénéfice en forte hausse.
Cantons et communes encaissent des millions…
Dans de nombreux rapports annuels, on explique ces résultats par une saine gestion des affaires face à la crise énergétique. Soit. Difficile, toutefois, de ne pas tiquer en observant que des hausses de tarifs accablent les ménages alors que l’ensemble du secteur prospère, des gros producteurs et fournisseurs aux distributeurs plus modestes. Seule la valaisanne Oiken a enregistré un bénéfice net en baisse, fruit d’une «volonté de contenir les effets de la hausse des prix pour les clients».
Une partie des bénéfices des fournisseurs est distribuée à titre de dividendes aux actionnaires: des cantons et communes, pour la plus grande partie, voire pour la totalité du capital-actions. Chez la plupart des gestionnaires de réseau, les sommes versées en 2021 ont été maintenues pour 2022. Seuls Groupe E, détenu à 80% par le canton de Fribourg, et Oiken soumettront en assemblée générale un dividende en baisse. L’Etat de Fribourg devrait néanmoins encaisser plus de 22 millions de francs.
Quant au montant distribué par BKW, il a progressé de 57% à l’occasion de l’attribution d’un dividende anniversaire de 1.25 fr. pour les 125 ans du groupe. Et a offert la coquette somme de 113,3 millions de francs au canton de Berne – et 21,4 millions au Groupe E. A noter que BKW a pu entièrement contenir la facture 2023 des ménages, parce qu’il fournit un courant avant tout produit par ses propres centrales et ne dépend pas des prix de gros. Les tarifs des ménages dans le Jura et le canton de Berne, qui figuraient parmi les plus élevés du pays l’an dernier, sont désormais dans la moyenne suisse.
…en plus d’autres millions en redevances et impôts
Les dividendes d’Alpiq et Axpo auraient pu encore enrichir de gros actionnaires, dont nombre de fournisseurs d’électricité romands et de cantons alémaniques. Mais Alpiq n’a rien versé au vu des incertitudes sur le marché de l’énergie, et afin de renforcer ses liquidités. Pour sa part, Axpo a dû emprunter, en 2022, une ligne de crédit d’urgence de 4 milliards de francs débloquée par le Parlement, à cause d’un manque de liquidités justement, et à condition de ne verser aucun dividende.
Les collectivités publiques ont par ailleurs pu compter sur la manne des redevances, concessions et impôts prélevés auprès des fournisseurs. De manière générale, ces informations ne sont pas clairement communiquées. Grâce aux redevances de Romande Energie et à l’impôt sur le bénéfice, canton de Vaud et communes vaudoises ont empoché au moins 13,4 millions de francs en marge des 20,3 millions perçus comme dividendes. Dans le rapport de Groupe E, on lit: 19,2 millions versés à titre de «redevances, taxes et émoluments» et 5,2 millions d’impôt sur le bénéfice. Aux SIG, 56 millions des 72 millions versés aux communes genevoises et au canton le sont à titre de redevances.
Des salaires entre 400 000 fr. et 2 millions de francs
Quant aux salaires des dirigeants, ils ne nous ont pas toujours été communiqués. C’est le cas pour les Forces motrices valaisannes (FMV), Oiken ou le fournisseur neuchâtelois Viteos, qui n’a pas encore publié ses résultats 2022. Groupe E et Alpiq n’ont livré que les chiffres pour l’ensemble de la direction et du conseil d’administration. On constate que, le plus souvent, la rémunération d’un directeur se situe entre 400 000 fr. et 2 millions de francs, et celle d’un président de conseil d’administration entre 120 000 fr. et plusieurs centaines de milliers de francs. Une bonne moitié des salaires des dirigeants rivalisent ainsi avec ceux des patrons d’entreprises publiques comme La Poste ou Swisscom (lire «Les salaires des cadres continuent d’augmenter»).
Gilles D’Andrès
Pourquoi ces hausses de prix pour les ménages?
Les tarifs de l’électricité pour les ménages sont publiés fin août au plus tard, échéance à partir de laquelle on peut les comparer, commune par commune, sur le site de la Commission fédérale de l’électricité, l’ElCom (prix-electricite.elcom.admin.ch).
Ces nouveaux tarifs sont applicables dès le 1er janvier suivant et restent identiques toute une année. Problème: en 2022, les prix de l’électricité sur le marché de gros ont atteint un pic durant l’été, avant de redescendre rapidement. Nombre de fournisseurs ont répercuté ces hausses sur les tarifs des ménages en 2023. Les foyers ont donc vu leur facture augmenter, pour la plupart entre 20% et 65%.
L’ElCom veille sur le long terme à ce que les tarifs et les marges ne soient pas inappropriés par rapport aux coûts des gestionnaires de réseau. Tant que les limites légales sont respectées, elle n’a pas la possibilité d’intervenir, assure-t-elle. Pour 2024, le régulateur douche tout espoir de rééquilibrage: les tarifs augmenteront presque partout. Des achats d’électricité onéreux, effectués après la hausse des prix de gros, doivent encore être répercutés sur les ménages, de même que les coûts des réserves d’électricité hivernale, qui vont être facturés pour la première fois par l’exploitant Swissgrid.