Prenez une dette contractée avec une carte de crédit. Accolez-lui encore une autre. Puis une autre et encore une autre, ainsi de suite. Ficelez le tout et fixez ensuite un prix à l’ensemble. Vous obtenez alors un titre adossé à des créances sur carte de crédit qui peut, maintenant, être vendu comme n’importe quel autre produit financier disponible sur le marché. Le procédé ressemble à s’y méprendre aux fameuses «subprime» américaines qui ont mis l’économie mondiale au tapis. Normal, c’est bel et bien le même et il porte le nom barbare de «titrisation».
Choquant? Cette pratique est pourtant autorisée et même prévue dans les conditions générales de certaines cartes de crédit que les Suisses utilisent régulièrement pour faire leurs achats. C’est le cas, notamment, des cartes Visa, MasterCard et American Express émises par Swisscard, dont la Coop Supercard plus fait également partie ainsi que des Cumulus MasterCard et TCS MasterCard proposées par GE Money Bank. En mai 2012, Credit Suisse a, d’ailleurs, lancé une émission de titres adossés à des créances sur cartes de crédit de clients helvétiques, cotés à la Bourse suisse, en partenariat avec l’émetteur Swisscard. Et la banque a remis le couvert en avril dernier.
Pas de changement pour les clients
«Faut-il s’en inquiéter, lorsqu’on sait à quoi ont conduit les «subprime», se demande notre lecteur Dominique Dutoit (photo), de Savigny (VD). Et, cette opération est-elle risquée pour les consommateurs?
«Non, répond Michael Rockinger, professeur au département finance de la HEC Lausanne. Ce sont les investisseurs qui courent un risque, pas les clients, qui continueront à honorer leurs factures de carte de crédit auprès de leur banque. Moyennant un certain pourcentage de commission, elle reversera ensuite le montant au nouveau propriétaire de la dette.»
«Les clients ne sauront d’ailleurs même pas que leur dette a été titrisée, confirme Luc Thévenoz, directeur du Centre de droit bancaire et financier de l'Université de Genève. Ils ne courent aucun risque, d’autant que la créance est rachetée telle quelle et le nouveau créancier ne peut pas modifier les conditions générales du contrat.»
Par ici les liquidités
Nous voilà donc rassurés. Mais, alors, quel avantage les banques ont-elles à titriser les créances de leurs clients? Pour faire simple, les établissements bancaires ont besoin de liquidités. Or, les sources sont limitées. La vente des créances de leurs clients à des tiers leur permet donc de sortir ces créances de leur bilan et de se refinancer pour, ensuite, pouvoir accorder de nouveaux prêts. Techniquement, les actifs de la banque sont d’abord sélectionnés en fonction de la qualité de leurs garanties, puis transformés en titres négociables via une société ad hoc spécialement créée à cette occasion. La titrisation présente encore l’avantage de transférer le risque de défaut de paiement sur les investisseurs.
Viens que je te titrise!
Née aux Etat-Unis, dans les années 1970, dans le domaine des prêts immobiliers, la titrisation a connu, ensuite, un essor considérable. Aujourd’hui, on titrise à peu près tout ce qui peut l’être: des leasings aux prêts à la consommation, en passant par les encours des cartes de crédit et les prêts aux étudiants (aux Etats-Unis principalement). Même la propriété intellectuelle n’y échappe pas: l’exemple le plus célèbre demeure sans conteste les «Bowie Bonds», soit l’émission de titres adossés aux futures redevances du chanteur David Bowie, provenant de la vente d’un catalogue de 25 de ses albums pour un montant de 55 millions de dollars. L’opération, réalisée en 1997, avait même reçu l'évaluation AAA par la très célèbre agence de notation Moody’s!
Gare aux abus!
«Utilisée à bon escient, la titrisation est un outil merveilleux qui permet aux investisseurs de diversifier leur portefeuille et aux banques d’élargir leurs sources de refinancement», estime Michael Rockinger. Mais un recours délibéré et mal maîtrisé à ce procédé peut avoir les effets dévastateurs que l’on connaît pour l’économie.
Chantal Guyon