En 1994, l’Angleterre emprunte le mauvais aiguillage. Elle privatise British Rail, avec l’objectif avoué de supprimer les subventions étatisées et de rendre l’entreprise plus performante. S’ensuit une série de désastres pour ce service jusqu’alors public.
La société se scinde en 25 opérateurs privés qui sous-traitent leurs mandats et les contrats se diluent sur 150 entreprises. Soucieux de rentabiliser leurs investissements, les divers responsables négligent l’entretien du matériel roulant, réduisant les investissements de 50% entre 1993 et 2013. Parallèlement, la privatisation outrancière diminue les pauses des collaborateurs ou les suppriment carrément.
Du coup, les mesures de sécurité à la baisse font grimper les accidents. Des centaines d’usagers et de travailleurs sont frappés par une suite de catastrophes ferroviaires. Dont celle de Paddington, le 5 octobre 1999, considérée comme la pire de l’histoire en Grande-Bretagne avec 31 morts et 520 blessés. Ebranlé par le scandale, le gouvernement de Tony Blair revient en arrière et reprend à sa charge la sécurité des chemins de fer. En fait, il renationalise le poste déficitaire par sa structure!
Aujourd’hui, l’Etat socialise les pertes (6,6 milliards par an pour assurer les infrastructures), alors que 90% des bénéfices partent dans les poches des actionnaires. Ce système fragmenté se révèle un gouffre à subventions publiques et coûte 40% de plus que le système nationalisé français.
Les plus chers d’Europe
Et les usagers dans tout ça? Depuis vingt ans, ils ont connu une hausse des tarifs titanesque. Sur les dix lignes principales, les prix des billets ont augmenté de 141% à 245%! A la Compagnie Virgin Trains, un aller-retour Londres Manchester revient à 429 fr., contre 123 fr. vingt ans plus tôt!
Les chemins de fer anglais, grâce à la Dame du même métal, sont les plus chers d’Europe, voire du monde. Cerise sur le gâteau, les horaires affichent du plomb dans les aiguilles: un train sur six arrive avec dix minutes de retard, soit 15% des correspondances touchées.
De l’enfer anglais, passons au paradis suisse où les trains sont «les plus ponctuels d’Europe». Le dernier «Rapport de gestion et développement durable», publié le mois dernier, évalue à 97,1% l’exactitude des correspondances. «Mais nous n’avons pas atteint notre objectif, reconnaissent les CFF à la page 6. Alors que la ponctualité s’est améliorée dans la région de Zurich, il est devenu urgent d’agir, surtout sur l’axe nord-sud et en trafic grandes lignes.»
Avalanche de critiques sur internet
C’est ce qui arrive quand 50% des passagers prennent le train durant 25% du temps d’exploitation. Or, ce «bémol» vire à la colère chez les usagers! Aux chiffres affichés par les CFF s’oppose, en effet, une avalanche de critiques que l’on peut lire sur internet. Certains ironisent sur ces «statistiques si positives sur le retard moyen», et suggèrent de prendre un train en avance pour arriver à l’heure… Il y a quelques années, un passager avait estimé, avec sa propre calculette, que les retards cumulés représentaient, pour lui, 76 heures sur une année! Et, sur les réseaux sociaux, une passagère n’hésite pas à qualifier de «bétaillère», les wagons où se serrent les pendulaires, qui ne peuvent pas – eux – faire comme les cadres des CFF, lesquels ont reçu le mot d’ordre de voyager en dehors des heures de grande affluence (soit entre 9 heures et 16 heures)…
Prix à la hausse
Enfin, la récente annonce de nouvelles hausses des tarifs (presque 3%) pour décembre 2016 a remis de l’huile sur les feux numériques. Cumulées sur 20 ans, les majorations des CFF atteignent une moyenne de 39%. Or, en janvier dernier, le Fonds d’infrastructure ferroviaire – accepté en votation populaire deux ans plus tôt – est entré en vigueur. Ce fonds est financé par les contribuables (via l’impôt fédéral direct), la TVA et les cantons. Autrement dit: les usagers passent plusieurs fois à la caisse avant d’entrer dans le moindre wagon, tandis que les CFF réinjectent leurs bénéfices comme ils l’entendent. «Les CFF réinvestissent, de leurs fonds propres, chaque année 1,5 milliard environ de francs dans le système ferroviaire, à savoir le matériel roulant, l’immobilier, les gares et l’infrastructure, notamment», précise leur porte-parole Donatella Del Vecchio.
Joël Cerutti
Objectif: réduction des coûts
900 emplois à la trappe
Autre problème: les 900 postes de travail que les CFF entendent supprimer d’ici à 2020, «pour atteindre nos objectifs de réduction des coûts». Côté syndicat, «cela pose de sacrés problèmes, commente Giorgio Tuti, président du SEV, le Syndicat du personnel des transports. La déshumanisation du système est l’une des grandes bagarres que nous avons avec les CFF. Dans certains secteurs, comme celui des agents de trains, des mécaniciens de locomotive ou de la construction des voies, nous constatons déjà un manque de personnel. Supprimer autant de postes et laisser partir à la retraite autant de savoir-faire sans recruter plus de personnel, nous ne voyons pas comment les CFF vont faire! D’autant que cela s’ajoute à la fermeture des gares et des guichets. Si cela continue, les prestations à la clientèle risquent de s’en ressentir. Les CFF ne peuvent pas répondre à la hausse du trafic et des prestations en manquant de personnel dans certaines catégories. S’ils devaient aller dans cette direction, nous sommes prêts à nous battre contre ça!»
Est-ce à dire que l’ex-régie suisse est tentée par l’expérience anglaise? «Pour le moment, répond Giorgio Tuti, les volontés de désintégrer les CFF sous le prétexte que les privés font toujours mieux n’ont pas abouti.» Pour le SEV, il est important de maintenir le système d’entreprise intégrée actuel et de ne pas privatiser l’infrastructure comme cela a été le cas en Angleterre, revenue en arrière depuis. Par ailleurs, les financements croisés permettent de garantir la qualité du service public, dans la mesure où les bénéfices d’une division permettent de financer les prestations déficitaires d’une autre.
Il n’empêche: à force de sans cesse augmenter la cadence des trains, la maintenance en souffre malgré l’augmentation des effectifs dans ce secteur. «Dans les roulements, il y a des trains qui ne voient pas beaucoup les ateliers, observe ce spécialiste averti de la branche. Or, une simple panne de locomotive peut engendrer des situations extrêmement délicates.» Une allusion à ce qui s’est passé le 16 mars dernier, lorsqu’un InterCity Genève-Saint-Gall est tombé en panne à la gare d’Othmarsingen (AG). Le convoi étant trop long, une partie des 700 passagers est descendue sur les voies pour rejoindre le quai. Elle a été frôlée par un train passant à toute allure. Aucun blessé, par chance… Les CFF promettent une enquête interne.
En bref
Passagers de tous les pays, à la caisse!
⇨En France, il y a cinq ans, le gouvernement n’avait plus un sou en caisse pour financer les voies de la SNCF. Il est allé chercher l’argent là où il se trouvait: chez les mêmes entreprises qui géraient les autoroutes fraîchement privatisées. Depuis, ce sont donc des partenaires comme Vinci ou Eiffage qui paient les nouveaux rails du réseau français. Ils investissent, sur certains tronçons, 33% des montants requis, mais exigent, par contrat, de toucher 100% des recettes! Un «geste» qui augmente de 15 % à 20% les billets de train.
⇨Comme en Angleterre, à la fin des années 1990, la Nouvelle-Zélande a privatisé ses chemins de fer. Correct, le gouvernement a tout remis en l’état avant de le vendre à un groupe américain. Lequel s’est ensuite abstenu d’entretenir le réseau, a supprimé des lignes peu rentables et fermé les petites gares. Du coup, il faut compter 12 heures pour faire le trajet Auckland-Wellington, long de 680 kilomètres seulement!
⇨Il est parfois plus juteux, pour une compagnie ferroviaire, d’investir dans les pays voisins. La SNCF, souvent jugée au bord de la faillite, le hollandais NS et Deutsche Bahn possèdent ainsi 11 des 23 opérateurs chargés d’assurer le trafic en Angleterre! Et Deutsche Bahn a retiré un milliard de profit en 2013.