Les pains vendus en Suisse contiennent-ils des résidus de pesticides? La question méritait d’être posée: l’agriculture conventionnelle en utilise lors de la culture du blé et pendant le stockage des céréales. En revanche, le cahier des charges de Bio Suisse interdit l'utilisation des pesticides de synthèse.
Etonnement, les chimistes cantonaux n’effectuent pas d’analyses sur la présence de pesticides dans le pain. La raison: le législateur n’a pas fixé de normes. Il existe des limites maximales en résidus de pesticides (LMR) pour le blé, mais pas pour l’aliment transformé qu’est le pain.
Face à cette situation, nous avons donc décidé, en collaboration avec On en Parle (RTS-la Première), d’effectuer nos propres investigations en nous rendant dans les principaux supermarchés, Migros, Coop, Aldi et Lidl. Nous avons acheté 28 pains conventionnels, bio ou IP-Suisse, que nous avons envoyés à un laboratoire spécialisé européen. Les experts ont recherché pas moins de 560 molécules (lire encadré).
La qualité possible sans se ruiner
Les résultats? D’abord, une excellente nouvelle: le labo n’a décelé aucun pesticide dans les neuf produits bio et les trois IP-Suisse testés (voir tableau). Ces pains tiennent donc leurs promesses en matière de contaminants, aussi bien pour des produits bon marché, comme la livre de pain mi-blanc M-Budget IP-Suisse vendue 1.10 fr. que des produits plus chers, comme le Vital bio d’Aldi (8.10 fr. le kilo), avec des flocons d’avoine et de seigle, ainsi que des graines de tournesol et de courge. Côté tarif, il faut noter que notre panier bio et IP-Suisse est bien plus coûteux que celui des pains conventionnels puisque le prix moyen au kilo atteint 5.56 fr. contre 3.62 fr. (+ 54 %).
Presque un tiers des pains conventionnels touchés
Les pains conventionnels sont moins chers, mais leur bilan est beaucoup moins brillant, puisque près d’un tiers d’entre eux contiennent des résidus ou des traces de produits phytosanitaires! Les experts ont ainsi trouvé de la cyperméthrine et/ou du pipéronyl-butoxyde dans cinq des seize échantillons (voir tableau des pains conventionnels).
Un pesticide et un synergiste
La cyperméthrine est un insecticide à large spectre d’action fréquemment utilisé dans l’agriculture. Sa présence ne constitue donc pas une grande surprise. «Elle est homologuée en Suisse pour le traitement phytosanitaire des céréales, par exemple pour lutter contre le vers gris ainsi que contre les ravageurs des denrées stockées», précise Patrick Edder, chimiste cantonal genevois.
Le pipéronyl-butoxyde, ou butoxyde de pipéronyle, n’est, quant à lui, pas un pesticide à proprement parler, mais ce que l’on appelle un «synergiste». «Il est sans activité insecticide intrinsèque, sa fonction visant à renforcer l’action insecticide, et n’est donc pas considéré comme une substance pesticide active dans l’UE», explique Nicolas Roth, toxicologue au Centre suisse de toxicologie humaine appliquée (SCAHT). «Il fait, par exemple, partie des préparations contenant de la cyperméthrine pour renforcer son effet», note Patrick Edder.
Cette fonction explique la présence conjointe des deux substances sous forme de résidus (>0.030 mg/kg) ou de traces ((voir tableau des pains conventionnels).
Trois aliments ne contenaient que du pipéronyl-butoxyde, sans que le labo ait trouvé, en quantités décelables, le pesticide qu’il renforçait. «Le processus de préparation de la farine, puis de panification peut diminuer, voire éliminer sa présence», explique Patrick Edder.
Résultats encourageants
Quelles conclusions tirer de nos résultats? «Honnêtement, je trouve que c’est une bonne nouvelle. On aurait pu imaginer retrouver bien davantage de résidus de pesticides au vu du nombre qui est utilisé aujourd’hui dans l’agriculture», répond Nicolas Roth.
Des analyses menées par le magazine français 60 millions de consommateurs, en 2021, ont d’ailleurs montré des résultats nettement plus contrastés, puisque «la plupart des 28 produits analysés présentaient des résidus de pesticides». Les investigations portaient sur des pains de mie, burgers et bagels.
Concernant les risques pour la santé des consommateurs, le spécialiste relève que les valeurs toxicologiques de référence (VTR) sont de 0.2 mg par kilo de poids corporel pour le pipéronyl-butoxyde et de 0.005 mg par kilo de poids corporel pour la cyperméthrine.
Une personne de 70 kilos pourrait ainsi manger 700 tranches de 50 g de pain contenant 0.01 mg/kg de cyperméthrine par jour «sans qu’il y ait un risque pour sa santé». Avec le pipéronyle-butoxyde, on pourrait ingurgiter quotidiennement 14 000 tranches d’un pain qui en contiendrait 0.02 mg/kg! Ces calculs ne sont toutefois valables que si cet aliment est la seule source d’exposition.
Perturbateur endocrinien?
François Veillerette a un discours moins rassurant. Le directeur de l’association française de défense de l’environnement Générations Futures note que la cyperméthrine et le pipéronyl-butoxyde figurent dans la base de données américaine «The Endocrine Disruption Exchange» où ils sont suspectés d’être des perturbateurs endocriniens (PE). Ces substances sont accusées de perturber le fonctionnement du système hormonal et de contribuer à des nombreuses pathologies: infertilité, maladie thyroïdienne, malformations congénitales, cancers, etc. Les humains y sont plus vulnérables à certaines périodes de leur vie, avec des sensibilités particulières durant les périodes de développement (fœtus, petite enfance, puberté). Et de très faibles doses peuvent avoir des effets importants, note François Veillerette:. «Soyons clairs, vous n’allez pas tomber raide mort en ingérant une petite quantité de perturbateurs endocriniens», rassure notre interlocuteur. En revanche, le co-auteur du livre «Pesticides, révélations sur un scandale français» (2007) estime que, au vu des incertitudes, il est judicieux d’adopter une démarche préventive en essayant de diminuer au maximum son exposition. Dans cette optique, on préférera des pains qui ne contiennent pas de résidus de pesticides.
Sans résidus, c’est mieux
Antoinette Gilson, membre du Conseil de la Fondation Future 3.0 et du comité de l'association «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse», estime, de son côté, que la cyperméthrine n’a pas été évaluée correctement. «Je pense qu’il faudrait recommander aux femmes enceintes, aux petits enfants et aux adolescents de ne pas consommer d’aliments qui en contiennent tant que cette substance n’a pas été réévaluée.» Un principe de précaution que partage Laurence Huc de l’Institut national français de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE): «Il vaut mieux consommer des produits dépourvus de résidus, même si les expositions les plus préoccupantes restent celles de professionnels, des personnes vivant à proximité des cultures et des personnes vulnérables comme les malades, les femmes enceintes et les enfants.»
Réaction des fabricants
Interrogés sur les résidus trouvés, Aldi, Lidl et Migros nous ont répondu que leurs produits respectent les dispositions légales. Migros précise avoir pour principe de «recourir le moins possible à de telles substances» et que celle que nous avons trouvée «est utilisée dans des cas exceptionnels lors du stockage des céréales». Selon le distributeur, «aucune mesure supplémentaire n’est nécessaire». Aldi, qui parle de «résidus mineurs», précise, de son côté, qu’il examinera «avec son fournisseur si des mesures d’optimisation s’imposent».
Sébastien Sautebin
Vingt-huit pains, 560 molécules
En Suisse, la majorité des consommateurs achètent leur pain au supermarché. Nous avons donc décidé de tester 28 pains provenant des deux enseignes principales, Migros et Coop, ainsi que des deux hard discounters Aldi et Lidl. Nos choix ont été délibérément variés, incluant des pains frais et des pains toasts, mi-blanc, complets ou même protéinés.
Nous voulions savoir si les pains bio et IP-Suisse tenaient leurs promesses en matière de contaminants, le blé IP-Suisse étant annoncé comme «produit sans fongicides, insecticides et régulateurs de croissance». Notre panier comprend ainsi neuf aliments bio et trois IP-Suisse. D’autre part, nous avons placé dans nos caddies 16 pains «conventionnels», c’est-à-dire ni bio ni IP-Suisse.
Ce large éventail a été confié à un laboratoire expert dans le domaine des pesticides et des contaminants. Ce dernier a traqué 560 molécules. Il n’existe pas de valeurs maximales en Suisse pour la présence de résidus de pesticides dans le pain. Concernant les deux substances trouvées, les valeurs maximales dans le blé (non bio) sont de 2 mg/kg pour la cyperméthrine et de 20 mg/kg pour le pipéronyl-butoxyde. Il n’y a pas de valeurs maximales directes pour la farine.
Des substances tout sauf anodines
Quel est l’état actuel des connaissances sur la cyperméthrine et le pipéronyl-butoxide? Voici quelques éléments relevés par Aurélie Berthet, responsable de recherche au Département Santé, travail et environnement d’Unisanté (VD). La cible principale de la cyperméthrine est le système neuromusculaire. C’est un composé neurotoxique dans les études effectuées sur les animaux. Il n’y a pas de preuves qu’il soit un reprotoxique (toxique pour la reproduction) ou un perturbateur endocrinien, mais les données manquent. C’est aussi un cancérigène possible chez l’humain, classé 2B, ce qui signifie que les preuves sont limitées chez l’animal et insuffisantes pour l’homme.
«L’organe cible du pipéronyl-butoxyde semble être le foie, dans les études animales, poursuit Aurélie Berthet. Mais les effets hépatiques ont été observés seulement à fortes doses et temporairement. C’est un cancérigène possible pour les humains, classé 2B.»